Les tissages s’engouffrèrent dans l’ouverture, émergèrent dans le dos des hommes et des femmes de Taim et firent un massacre.
Tuant leurs propres maîtres, les flux carbonisèrent les Aes Sedai, les Asha’man et les quelques Blafards encore sur l’estrade. Criant encore plus fort pour se redonner des forces, Androl ouvrit de minuscules portails sur les liens de Logain afin de les couper. Puis il en généra un plus grand sous la chaise du rival de Taim, la faisant tomber dans un endroit très éloigné de la Tour Noire. Un lieu sûr, si la Lumière le voulait bien !
La femme nommée Hessalam s’enfuit. Alors qu’elle franchissait un portail de son cru, Taim la suivit avec les Blafards survivants. Ses autres sbires restèrent où ils étaient – une décision malheureuse. En un éclair, Androl ouvrit un portail aussi large que l’estrade, condamnant les femmes et les Asha’man adverses à une chute de plusieurs centaines de pieds.
15
Ton cou dans un nœud coulant
Le palais Tarasin d’Ebou Dar se révéla très loin des endroits où Mat avait vraiment eu du mal à s’introduire. En tout cas, il essayait de s’en persuader alors qu’il était accroché à un balcon, trois étages au-dessus des jardins.
Son ashandarei attachée dans le dos, une main pour tenir son chapeau, il se tenait à une saillie de marbre. Son paquetage, il l’avait sagement caché dans un buisson, en bas.
Quand on suait à grosses gouttes, l’air nocturne semblait curieusement frais…
Au-dessus de la tête de Mat, deux Gardes de la Mort cliquetaient alors qu’ils allaient et venaient sur le balcon. Par le fichu sang et les maudites cendres ! Ces types n’enlevaient jamais leur armure ? On aurait dit des coccinelles.
Dans sa position précaire, Mat ne les distinguait pas bien. Pour empêcher de voir ce qui s’y passait, le balcon était protégé par un paravent en fer forgé. À travers les trous, le jeune flambeur voyait cependant les deux gardes bouger.
Par la Lumière, ils s’éternisaient sur ce balcon ! Encore un peu, et le bras de Mat s’arracherait de son épaule.
Mais les deux types parlaient à voix basse. Avaient-ils l’intention de s’asseoir et de boire une infusion ? Voire de lire un peu, même dans la pénombre ?
Ces tire-au-flanc, il faudrait que Tuon les chasse. Comment osaient-ils faire le coup du dernier balcon où on cause ? Le coin pouvait être truffé de tueurs !
Après une éternité, les types décidèrent d’aller voir ailleurs s’ils y étaient. Mat décida de compter jusqu’à dix avant de se hisser sur le balcon, mais il arriva à peine à sept. Poussant une moitié du paravent en fer forgé, il négocia la rambarde et prit pied sur le balcon.
Le bras en feu, il souffla très lentement. Gardes de la Mort ou non, ce palais était beaucoup moins imprenable que la Pierre de Tear – enfin, avant – et Mat Cauthon y était entré !
À partir de maintenant, il aurait un sacré avantage, puisqu’il avait vécu ici, libre d’aller et venir partout. Presque libre, du moins. Portant une main à son cou, il le gratta sous le foulard dont il se séparait rarement.
Le père de Mat avait une devise : toujours savoir dans quelle direction on comptait chevaucher. À Deux-Rivières, il n’y avait jamais eu un homme plus honnête qu’Abell Cauthon, tout le monde en convenait. En revanche, certaines personnes – par exemple à Bac-sur-Taren – n’étaient pas fiables au-delà de la distance à laquelle elles pouvaient cracher. Dans le commerce des chevaux, selon Abell, on devait être toujours prêt à galoper – en sachant d’avance dans quelle direction on entendait s’enfuir.
Durant son séjour au palais, Mat avait repéré toutes les sorties – du plus petit passage à la moindre fenêtre. Pareillement, il savait sur quels balcons les paravents étaient fermés ou ouverts…
Être capable de sortir, ça signifiait qu’on était aussi en mesure d’entrer…
Mat se reposa un peu sur le balcon, mais ne pénétra pas dans la pièce attenante. Au troisième étage, c’était là que résidaient les invités. Il aurait pu s’y introduire, mais les entrailles d’un bâtiment étaient toujours mieux gardées que sa peau. En d’autres termes, il valait mieux passer par l’extérieur.
Pour ce faire, il fallait se forcer à ne pas regarder en bas. Par bonheur, l’escalade n’était pas trop difficile. Mélange de marbre et de bois, la façade du palais offrait une multitude de prises. Un jour, Mat, très critique, l’avait fait remarquer à Tylin.
Le front de nouveau ruisselant de sueur, il franchit le paravent dans l’autre sens, se hissa vers le haut et entreprit de gagner l’étage suivant. Alors que sa lance percutait de temps en temps ses jambes, il inspira à fond l’odeur iodée de la mer. En altitude, les choses sentaient toujours bon… Peut-être parce que la tête avait un meilleur odorat que les pieds…
Quelle idée idiote ! se morigéna Mat.
Certes, mais tout était bon pour ne pas penser à l’altitude, justement. Alors qu’il s’accrochait à une moulure, un de ses pieds glissa et il se retrouva suspendu dans le vide. Sans paniquer, il inspira à fond puis reprit sa progression.
Voilà, il y était… Au-dessus de sa tête, il reconnut un des balcons de Tylin – ses appartements en possédaient plusieurs, bien entendu. Sans hésiter, il se dirigea vers celui qui donnait sur la chambre, et non sur le salon. Ce dernier surplombait l’esplanade Mol Hara. Sur la façade, Mat aurait été visible comme une mouche dans un verre de lait.
Il regarda le balcon de fer forgé aux arabesques raffinées. Dès le début, il s’était demandé s’il aurait pu grimper jusque-là. Et il avait plus d’une fois envisagé de descendre par ce chemin.
Eh bien, n’étant pas un crétin, il allait renoncer à ce genre d’exploit. À part aujourd’hui, et à contrecœur.
Matrim Cauthon savait s’occuper de sa propre peau. Chance ou pas chance, il n’avait pas survécu si longtemps en prenant des risques insensés. Si Tuon avait envie de vivre dans une ville où le chef de ses armées tentait de la faire assassiner, c’était son problème.
Exactement ! Il allait grimper et lui dire d’un ton rationnel et détaché qu’elle devait partir d’ici parce que le général Galgan la trahissait. Après, il tirerait sa révérence et se mettrait en quête d’une bonne partie de dés. Il était là pour ça, après tout. Si Rand traînait ses guêtres dans le Nord, où se massaient tous les Trollocs, il entendait rester le plus loin possible de lui. Pour le pauvre Dragon, il était navré, mais n’importe quelle personne intelligente aurait approuvé son choix.
Quand les couleurs firent mine de tourbillonner, il les en empêcha.
Rationnel. Surtout, il faudrait qu’il soit rationnel.
En nage, grognon et les mains en feu, Mat se hissa jusqu’au balcon du quatrième étage. Comme lorsqu’il vivait au palais, un des loquets du paravent n’était pas en place. Avec un morceau de fil de fer au bout plié en forme de crochet, faire sauter les autres fut un jeu d’enfant.
Une fois sur le balcon, le jeune flambeur décrocha sa lance de son dos, puis il s’étendit un moment, haletant comme s’il venait de courir d’une traite entre Andor et Tear. Quand il eut récupéré, il se leva et alla jeter un coup d’œil sur l’à-pic. Eh bien, il pouvait être très fier de son ascension.
Son ashandarei récupérée, il approcha de la porte de la chambre. Sans aucun doute, Tuon s’était installée dans les appartements de Tylin – les plus somptueux du palais.
Entrouvrant la porte, il jeta un coup d’œil dans la chambre et…
Surgissant des ombres, devant Mat, un objet vint se ficher juste au-dessus de sa tête.