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Tous les sens en alerte, elle progresse marche après marche, en évitant de les faire grincer. Parvenue au palier, elle scrute le labyrinthe de stockage poussiéreux. Soudain, au fond, entre deux empilements, il lui semble apercevoir un mouvement, exactement comme la première nuit où elle était montée. Elle se fige.

C'est alors qu'en balayant le bric-à-brac qui s'amoncelle à perte de vue, juste au-dessus d'une malle, elle croit entrevoir deux yeux qui la fixent. Elle a trop peur pour crier. Sa terreur monte en flèche. Le regard quasi surnaturel est toujours braqué sur elle. Eugénie halète. Son système d'alerte vient de basculer dans le rouge. Plus aucun argument ne pourra la raisonner. « Panique » a pris le pouvoir. Elle fait soudain volte-face et s'enfuit.

La voilà qui dévale les escaliers, enfile les couloirs et repousse avec violence les portes qui lui barrent le passage. Comme lorsqu'elle était petite et jouait à cache-cache, elle court à perdre haleine, convaincue qu'un monstre est sur ses talons et va l'attraper. Derrière elle, des bruits suspects. Peut-être les portes qui se referment après son passage en trombe, peut-être une menace galopant sur ses traces. Pas question de se retourner pour vérifier.

Avec l'énergie du désespoir, elle cavale. Elle n'a qu'un but, un seul objectif : foncer retrouver Victor. Auprès de lui, elle a une chance de survivre au diable lancé à ses trousses.

19

Sur scène, six jeunes femmes asiatiques dansent en faisant virevolter d'immenses drapeaux qui tracent de spectaculaires figures colorées dans l'espace. La musique est classique, mais leur chorégraphie ne l'est pas. Parfaitement synchronisées, avec une grâce qui défie l'apesanteur, elles enchaînent les figures dans une précision qui n'a plus rien d'humain.

Installé au milieu du parterre, Nicolas, le metteur en scène, prend des notes à la lueur de sa lampe. Comme toujours au printemps, le théâtre auditionne les artistes susceptibles d'enrichir sa programmation de la saison suivante. La tradition veut que ceux de l'équipe qui le souhaitent s'installent aussi en tant que spectateurs et donnent ensuite leur avis. C'est un moment particulier, convivial, où chacun devient un peu membre d'un jury qui cherche la perle rare capable d'attirer les foules.

Le numéro finit par prendre fin et les jeunes femmes saluent.

— Superbe ! s'enthousiasme Nicolas en applaudissant. Quel spectacle ! Je regrette que notre scène ne soit pas complètement adaptée à votre art, mais je vais vous recommander à d'autres établissements. Bravo !

Il les remercie chaleureusement et appelle le numéro suivant. Laura profite du temps de mise en place pour se glisser auprès de ceux qui sont déjà installés. Chantal, Marco et Annie sont là. Arnaud est aussi présent aux côtés de Norbert, cette fois costumé en mousquetaire.

— Pardonnez-moi, murmure Laura, la prof de droit nous a retenus plus longtemps que prévu.

— Tout va bien, souffle Victor. Tu n'as rien manqué. Quelques numéros superbes, mais aucun n'est adapté à notre configuration.

Laura s'assoit près de lui, en K16. Olivier, assis juste devant en J15, se retourne et commente :

— Les filles dansaient magnifiquement, mais notre scène les limite. Dommage, parce que c'était du beau boulot.

Une jeune fille monte sur le plateau. Elle est habillée d'une robe étrange composée de formes géométriques aux couleurs criardes et porte une paire d'ailes bricolées illuminées par des diodes de guirlande de Noël.

— La vache, souffle Olivier, je l'avais pas reconnue.

Il retient un rire. Les autres semblent eux aussi s'amuser à l'avance. Victor explique :

— Elle revient chaque année. Tu dois nous juger peu charitables de nous moquer avant d'avoir vu ce qu'elle propose, mais c'est une petite peste qui s'appuie sur le fait que son père est adjoint au maire pour essayer de nous imposer sa présence…

Nicolas l'accueille sans broncher, de façon tout à fait professionnelle.

— Bonjour, nous avons hâte de voir ce que vous nous proposez cette année. Le plateau est à vous !

Déjà concentrée, le visage crispé comme celui d'une victime de crash aérien, la candidate ne répond pas. Une musique déstructurée résonne tout à coup dans la salle. Dans son fauteuil, Olivier rentre la tête dans les épaules, redoutant le pire.

— Ivresse ! s'écrie l'artiste en étirant ses bras comme si elle était écartelée.

D'une voix rauque, elle scande :

— Fille rousse ! Chat noir ! Enfant bleu ! Oiseau de feu !

Elle hurle. Personne n'envie Nicolas, qui doit demeurer stoïque alors que, dans le fond, telle une bande de cancres, les heureux spectateurs commencent à se gondoler.

— Elle ne nous l'avait pas encore faite celle-là…, murmure Victor, que la performance amuse beaucoup.

Laura ne laisse rien paraître de ce qu'elle pense. Les notes de musique dissonantes se succèdent alors que la demoiselle multicolore se contorsionne sur scène, alternant des poses christiques ou martiales.

— Hiver ! Hiver, ta neige n'est pas la bienvenue ! Insatiable victuaille qui court le long du temps !

Olivier est maintenant secoué de spasmes qu'il tente de réprimer. Laura est agitée par les soubresauts nerveux que Victor imprime à son rang de fauteuils… Coup de gong. La fille se laisse tomber au sol, repliée en position fœtale. Tout le monde espère que c'est la fin. Nicolas cherche déjà ce qu'il va pouvoir lui dire pour la virer sans la vexer, mais la voilà qui se relève sur un accord glissant de violon que l'on malmène.

— Je suis une émanation des nations ! Mitaines, cagoules, petits chaussons, protégez mes ressortissants !

Elle s'immobilise, comme pétrifiée.

Un applaudissement vigoureux éclate dans la salle. Installé au siège N5, Taylor, l'un des habilleurs, s'est levé pour une standing ovation à lui tout seul. Son visage rayonne d'admiration.

— Ça ne va pas nous aider à lui dire non, commente Victor.

20

Les beaux quartiers résidentiels sont toujours plus calmes, et c'est une chance étant donné ce qui se trame. Les trois femmes sont venues ensemble, mais pour éviter de se faire remarquer, elles ont décidé d'arriver séparément. Céline est la seule à connaître la topologie du site. Stressée, elle compose le code de la porte et se glisse dans l'immeuble cossu, bientôt talonnée par Juliette et Eugénie.

L'improbable trio est dans la place. Sol en marbre et art moderne au mur. Céline guide ses complices habillées comme des déménageurs.

Juliette laisse échapper un sifflement d'admiration en découvrant le luxe du hall.

— Trop classe, on se croirait dans un musée. C'est là que tu vivais avec lui ?

— Pendant plus de dix ans, acquiesce Céline, et crois-le ou non, la seule chose que je regrette, c'est la moquette de l'escalier. En fait, revenir ici me donne même la nausée.

— Courage, déclare Eugénie, on est là pour la bonne cause.

Elle invite Céline à leur montrer la voie. Dès le premier palier, celle-ci est prise de doute.

— Je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne idée, murmure-t-elle, réticente. On devrait peut-être rentrer et y réfléchir. Il n'a pas peur des huissiers, alors quand il vous verra…

Elle observe ses amies habillées avec des vêtements d'homme, pulls marins trop larges et pantalons de velours noir trop grands. Eugénie ne se démonte pas.

— Je connais ce genre de bonhomme, fait-elle. Ils n'ont peut-être pas peur des lettres recommandées ou des injonctions d'avocats, mais ils ont toujours la trouille de se faire taper.