Céline insiste :
— Le marché est très simple. Tu payes : je pars sans faire d'histoires. Tu tentes encore de faire le malin : il te faudra assumer ce qui va suivre…
Martial est ébranlé. Il ne reconnaît pas son ex. La pauvre créature qui a gobé son baratin pendant des années n'a pas pu devenir la femme déterminée qui se tient devant lui. Elle joue forcément la comédie. Avec ses copines déguisées en déménageurs, elle se croit forte, mais ce n'est que du bluff. Et le bluff, il connaît. C'est lui le joueur de poker ! C'est lui le mec ! On ne va pas la lui faire à l'envers ! Qui s'en sort toujours dans les négociations ? Qui arrive toujours à l'emporter même sur les plus roublards ? C'est Martial !
Son sourire est revenu, cynique, carnassier, révoltant.
— T'es pas prête de le voir, ton pognon, lâche-t-il. Toi et tes connasses, vous pouvez aller brouter ailleurs.
Céline arme son bras pour lui balancer une gifle, mais elle n'en a pas le temps. Tout s'enchaîne trop vite.
La vache soulève son pull, laissant apparaître de superbes abdos qui n'ont rien de féminin, et Olivier grogne :
— Dis-moi, pauvre blaireau, tu t'es déjà fait péter la gueule par une vache transsexuelle ?
Martial panique. En un éclair, le mauvais payeur prend la mesure de ce qu'il risque. Il tente maladroitement de leur claquer la porte au nez, mais Victor la bloque. Olivier se précipite pour lui prêter main-forte. Martial ne fait pas le poids. Il ne réussira pas à se barricader chez lui. Espérant trouver refuge dans une autre pièce d'où il pourra appeler la police, il détale à toutes jambes. Victor arrache son masque et s'engouffre à sa poursuite, Olivier sur ses talons. Céline reste figée devant l'entrée, stupéfaite par la sauvagerie qui a fait irruption en une fraction de seconde. Elle entend des claquements secs, des bruits de cavalcade. Plus de bons mots, plus d'ironie, seulement un déchaînement de forces brutes.
Dans la garçonnière, la chasse à l'homme est de courte durée. Martial se démène pour échapper à ses poursuivants. Il fonce avec l'énergie du désespoir. En se retournant pour vérifier leur position, complètement affolé, il loupe la porte de sa chambre et heurte le chambranle de plein fouet. Le choc est d'une violence inouïe. Il rebondit comme une marionnette désarticulée et s'écroule sur le sol. Inerte.
51
— Mademoiselle ? Oui, vous avec le chemisier à pois blancs, pouvez-vous me rejoindre sur scène, s'il vous plaît ?
Le magicien désigne Laura, assise en E17. Encouragée par Taylor et Chantal, la jeune fille se lève sans se faire prier.
Les auditions se poursuivent, alternant les genres, avec parfois de très belles surprises. Malheureusement, aucun des numéros proposés jusque-là n'est suffisant pour résoudre la crise de programmation que traverse le théâtre.
L'équipe applaudit l'ouvreuse, qui monte sur le plateau. Le prestidigitateur n'est pas beaucoup plus vieux que celle qu'il accueille en lui offrant sa main dans un geste élégant.
— Vous vous appelez… ?
— Laura.
— S'il vous plaît, Laura, pouvez-vous assurer à notre public que nous ne nous sommes jamais rencontrés auparavant et que nous n'avons rien arrangé ensemble ?
— Je confirme. On ne s'est jamais vus, ni même parlé.
Nicolas prend des notes sur son cahier. L'assistance, toujours friande de tours de magie, est impatiente de découvrir ce qui se prépare.
Eugénie, installée au fond de la salle avec Arnaud et Norbert — aujourd'hui vêtu en scout — cherche à lire les émotions de la jeune fille, sans y parvenir. Même dans des circonstances inhabituelles, Laura ne laisse transparaître aucune émotion. Surprenante aptitude, qui n'est développée que par ceux qui se barricadent à l'excès, ou ceux qui dissimulent…
Dans un mouvement classique mais parfaitement exécuté, le magicien fait apparaître une très belle bague. Au bout de ses doigts scintille un anneau surmonté d'un imposant brillant dont les projecteurs valorisent l'éclat. Quelques applaudissements bienveillants saluent cette entrée en matière. Il fait admirer le bijou à l'auditoire clairsemé avant de le tendre à sa partenaire.
— Chère Laura, accepteriez-vous de placer ce solitaire dans une des poches de votre pantalon, s'il vous plaît ?
La jeune fille saisit délicatement l'objet et, après avoir hésité un instant, bien à la vue de tous, le glisse dans sa poche gauche.
— Veuillez à présent nous montrer que vous n'avez plus rien dans les mains.
Laura s'exécute. Le magicien enjoint à l'assistance d'applaudir.
Victor s'ennuie. Il trouve que le numéro manque de rythme. Comme les enfants, il déteste quand ça traîne. Son esprit décroche pour vagabonder parmi les idées les plus saugrenues. Là, tout de suite, il imagine la même scène avec Laura qui porterait le masque de cheval et le magicien celui de la vache. Tout deviendrait déjà beaucoup plus intéressant. Et pourquoi ne pas remplacer tous les dialogues de Cœur à retardement par des cris d'animaux ? La critique pourrait enfin se satisfaire de cette épure avant-gardiste !
Pendant que Victor se perd dans ses divagations, l'illusionniste fait tourner sa partenaire sur elle-même, sans jamais la toucher. Il précise :
— En principe, le tour est agrémenté d'un habillage musical. Ce passage est théoriquement accompagné d'un flamenco…
Il évolue autour d'elle pendant qu'elle tournoie toujours. Il lui fait signe de relever les bras en l'air. Le résultat est déconcertant. Étrange sarabande sans musique, danse espagnole silencieuse privée de sa fougue martelée.
Le public des auditions est terriblement exigeant. Il n'est composé que de professionnels à qui on ne la raconte pas. Ces habitués n'ont que faire de ce qui devrait « théoriquement » figurer sur scène mais ne s'y trouve pas. Seul compte ce qu'ils observent et ressentent dans l'instant. Les spectateurs commencent à ne plus croire à ce jeune magicien pourtant très sympathique.
Celui-ci arrête soudain la jeune fille dans sa rotation et lui demande de vérifier si la bague se trouve toujours dans sa poche.
Laura fouille, s'étonne, fouille encore en s'aidant de son autre main, et finit par annoncer qu'elle n'a plus l'anneau sur elle. Son expression stupéfaite ramène Victor à la réalité du numéro. Pour la première fois, Eugénie note que l'ouvreuse exprime une émotion spontanée. Le prestidigitateur insiste :
— Puis-je vous demander de retourner votre poche afin de bien montrer qu'elle est effectivement vide ?
Laura s'y emploie, en vérifiant même ses autres poches. L'assistance essaie de comprendre comment le subterfuge s'est produit. En vain. Serait-il possible que Laura ait joué la comédie et soit sa complice ? Après tout, personne ne sait rien de sa vie privée, et l'illusionniste pourrait très bien être un proche qu'elle aide. Le magicien se tourne vers la salle.
— Vous, monsieur, avec le T-shirt violet, comment vous appelez-vous ?
— Taylor.
— Mon cher Taylor, pouvez-vous assurer à nos spectateurs que nous ne nous sommes jamais vus et que nous n'avons rien convenu ?
L'habilleur atteste d'un mouvement de tête convaincu.
— Auriez-vous l'obligeance de vérifier dans votre poche gauche, la même que celle que Laura avait librement choisie ?
Taylor plonge sa main avec fébrilité. Tout à coup, son visage se fige. Il vient de sentir quelque chose. Cela tient du prodige. Sidéré, il sort la bague de sa poche et l'exhibe à la ronde avec des exclamations bilingues.
— Oh my god, c'est incroyable !