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Tout le monde acquiesce en même temps que le metteur en scène. La chorégraphe s'adresse alors à la troupe :

— Vous êtes fabuleux. Vous donnez envie de bouger ! C'est fluide, parfaitement réglé, vous aimez ça et vous parvenez à communiquer votre plaisir. Vous êtes une vraie bouffée d'air frais ! Franchement, j'aurais adoré danser dans une compagnie comme la vôtre.

À peine essoufflés, les artistes remercient.

— Vous dansez ? demande celui qui avait présenté la troupe.

— Oui, c'est ma passion.

— Alors venez avec nous sur scène !

Juliette est plus que tentée.

— Mais je ne suis même pas échauffée !

— Allez, lâchez-vous !

Les membres de la troupe l'encouragent. Du regard, elle demande la permission à Nicolas, qui lui fait signe d'y aller. Dans l'élan, elle se tourne vers Loïc et l'embrasse — sur la joue — avant de partir en courant rejoindre le plateau.

Le mécanicien se rassoit, seul. Le temps de caler la musique, et le morceau démarre. Les cuivres de ce swing d'après-guerre décollent dans un rythme endiablé. Alors que la troupe s'élance, l'un des danseurs invite Juliette à prendre place entre eux. Au milieu des couples accomplissant toutes sortes de figures, elle trouve immédiatement sa place. Elle virevolte face à un premier partenaire, puis vers un autre. Elle tournoie de bras en bras, répondant parfaitement à la musique et aux figures du genre. Le regard de Loïc s'assombrit. Juliette évolue au milieu d'un tourbillon d'énergie et se laisse emporter. Elle n'a que rarement eu l'occasion de danser dans de telles conditions. Portée par l'orchestration, elle se sent bien parmi ceux qui partagent sa passion et dont le langage du corps est universel. Elle passe d'homme en homme, souple, aérienne, sensuelle. Elle voudrait que le morceau ne s'arrête jamais, et en apprécie chaque mesure. Le tempo accélère encore, et le spectacle est total. Ces hommes et ces femmes ne sont pas en train de passer une audition, ils font simplement ce qu'ils aiment. Le finale est superbe et s'achève en un véritable feu d'artifice. Tout le monde est sous le charme de ce moment unique, les applaudissements crépitent. Juliette salue ses partenaires éphémères et les remercie. Pas évident de redescendre après une telle densité d'émotions.

Son premier regard vers la salle est pour Loïc, mais elle ne le voit pas. Il n'est plus à sa place. Elle s'inquiète. Aurait-il manqué son numéro ? Victor, tout proche, semble désemparé. Alors que tout le monde est encore dans la bonne humeur du morceau, il esquisse un geste d'impuissance, comme si quelque chose de grave s'était produit et qu'il regrettait de ne pas avoir été capable de l'empêcher.

57

Depuis le temps qu'elle erre sur cette planète, à maintes reprises, Eugénie s'est retrouvée obligée d'accomplir des actes insensés. Le plus souvent pour ses enfants, d'ailleurs. Elle se souvient de la fois où elle a été contrainte de sauter tout habillée dans le grand étang du jardin public pour aller récupérer le petit voilier bleu auquel Eliott tenait tant et que le vent refusait obstinément de ramener vers la rive. Facétieuse nature… Une autre fois, il lui a fallu se traîner à genoux en oubliant toute dignité et payer une fortune le dernier spécimen d'une peluche pour remplacer celle que Noémie avait égarée. Vous noterez, pour l'avoir sans doute subi aussi, que ce genre de mésaventure n'arrive jamais à l'objet dont l'enfant n'a rien à faire. Le malheur, ce fourbe, s'en prend toujours aux doudous. Eugénie s'était évertuée à remplacer le fameux castor — en contrefaisant même l'usure ! — pour que la petite ne se rende compte de rien. Vous vous retrouvez à 2 heures du matin à user des dents de feutrine et une queue plate avec une râpe à gruyère, abîmant ainsi volontairement le précieux butin qui vous a coûté un bras. Si Eliott s'était contenté de reprendre son voilier pour le remettre immédiatement à l'eau sans le moindre regard de gratitude, Eugénie avait éprouvé une joie immense lorsque sa fille avait « miraculeusement » retrouvé son trésor et serré dans ces bras la copie avec le même plaisir que l'original. Parfois, l'absence de réaction est la plus belle manifestation d'une éclatante victoire sur le destin. Les faussaires et les menteurs le savent bien.

Eugénie a régulièrement connu des situations impossibles, ridicules, gênantes, mais pourtant jamais du niveau de celle qu'elle doit affronter ce matin. Pour se donner du courage, elle se répète que c'est sa punition bien méritée et que par bonheur, personne n'en saura jamais rien.

Entamant une ultime manœuvre, l'homme finit de garer sa voiture réparée de fraîche date dans le parking souterrain. Il n'a pas remarqué la silhouette tapie dans l'ombre qui l'attend. Il bloque le frein à main, attrape la sacoche posée sur le siège passager et descend.

Ses pas résonnent dans la structure déserte de béton brut. Il sursaute lorsqu'une forme à peine humaine se dresse en travers de son chemin.

— Bonjour, lui lance celle-ci d'une voix indéfinissable.

Il hésite à répondre. La diction et le timbre sont vraiment anormaux. On dirait un personnage de dessin animé qui parlerait du nez. Il se demande à qui — ou à quoi — il a affaire. Taille moyenne, vêtements informes, immenses lunettes de soleil et foulard qui ne laissent rien deviner du visage. À l'instinct, il parierait pour une femme, mais la nature réserve parfois des surprises.

— Bonjour, finit-il par répliquer avec méfiance.

— Ne vous inquiétez pas. Je viens en paix.

À l'instant même où elle prononce cette phrase, Eugénie se mord les lèvres. Avec sa dégaine, le pauvre type va penser qu'elle est un extraterrestre sapé comme un plouc qui projette d'envahir notre planète en commençant par les parkings, parce que dans sa galaxie, les Troulalas cosmiques manquent cruellement d'espace de stationnement.

— Que voulez-vous ?

— Je suis là pour votre voiture qui a été abîmée. Je le déplore.

— Qui êtes-vous ?

— Cela n'a pas d'importance. Mais je connais ceux qui ont commis cela. Ce sont des jeunes qui n'ont pas une vie facile. Encore un drame de notre société moderne. Mais ils ont compris la leçon.

Eugénie ne peut pas s'empêcher de se dire que c'est elle, le drame de la société moderne. Comment en est-elle arrivée là ?

— Vous ne voulez pas que j'aie pitié de ces petits délinquants, quand même ?

L'homme plisse les yeux pour essayer de mieux cerner son interlocutrice, mais son accoutrement l'en empêche. On dirait que la chose qui parle a empilé une multitude de couches d'habits.

— Je viens vous proposer un arrangement profitable pour vous comme pour eux. Je vous dédommage, et ces gamins des rues, qui ont le droit à une seconde chance, éviteront ainsi des problèmes avec la justice.

Elle lui tend une enveloppe.

— Voilà de quoi oublier cette mésaventure. En échange, je vous demande de retirer votre plainte et de faire en sorte que l'enquête soit classée.

L'homme hésite sur la réaction à adopter.

— Vous êtes de la famille de ces vauriens ?

— D'une certaine façon.

— Les réparations m'ont coûté très cher.

— Votre assurance a dû les rembourser. Considérez donc cette somme comme une confortable prime.

— Ils m'ont aussi fait perdre beaucoup de temps et m'ont stressé.

La première réponse qui vient à Eugénie est la suivante : « Pauvre chou, si on était payé pour son stress, j'aurais de quoi m'acheter Honolulu pour nager et un porte-avions pour ranger mes palmes. »

Mais elle ne peut pas lui dire cela parce que son plan tomberait à l'eau, et plutôt celle, vaseuse, de l'étang qu'elle a déjà bue que celle, bleue et translucide, d'Hawaï où elle n'a jamais mis les pieds. Aussi préfère-t-elle dire :