La voix le charme, la complainte le bouleverse. Il se croyait seul à ressentir cela avec une telle intensité. Il voudrait bien rejoindre celle qui le transporte ainsi, mais il ne le peut pas. La voix s'éloigne sans qu'il ait pu voir à qui elle appartient. Lorsque la chanson s'arrête, Laura est sortie de scène. Norbert baisse la tête au moment où son morne univers est plongé dans le noir.
Silence dans la salle. Eugénie réfléchit à toute allure. Elle a froid, elle a chaud, elle est bouleversée par l'émotion que vient de lui procurer Laura et terrifiée par l'absence de réaction du public. Tout à coup, une vibration lui parvient. Elle la perçoit d'abord avec son corps avant de l'entendre. Elle se risque à regarder la salle.
Le public applaudit à tout rompre. Eugénie revient de si loin, elle a eu si peur qu'elle n'en éprouve aucune satisfaction. Ce premier plébiscite ne sera que la bouffée d'oxygène qui va lui permettre de repartir en apnée, en espérant ne pas se noyer avant de retrouver l'air libre.
85
Olivier avait dû régler le plateau hydraulique sur « siège éjectable d'avion de chasse » parce que Victor a effectué un bond record. Il fait merveille dans son numéro de contremaître qui a laissé sa chance au jeune homme sans diplôme.
Norbert a quitté son internat. Celle dont il a fini par identifier la voix aussi. Ils ont trouvé du travail dans la même ville, mais le jeune homme timide ne lui a pas encore avoué ses sentiments. Dans la scène suivante, Norbert et Laura doivent dîner ensemble pour la première fois, et il compte bien lui avouer qu'il l'aime depuis le premier soir. Karim joue le patron du restaurant.
En attendant, dans l'usine, jongleurs et acrobates font voltiger en musique les boules rutilantes que Norbert est supposé fabriquer sous la surveillance de son chef d'équipe. Le ballet aérien est impressionnant. Discrètement, Arnaud se faufile pour récupérer son protégé, le changer et le remettre en place pour le tableau suivant. Pendant ce temps, Victor sort de scène, en nage après s'être démené. Eugénie l'attrape au vol.
— Comment tu te sens ?
— Je vais crever. Je veux une plus grande loge, un pourcentage sur les entrées, des assistantes avec de gros seins et une doublure, parce que si tu me fais faire ça tous les soirs, je ne tiendrai pas la saison.
— Il te reste assez d'énergie pour débiter des âneries, à ce que je vois.
— Je le ferai jusqu'à mon dernier souffle, Cocotte dodue. Et toi, tu tiens le choc ?
— J'ai l'impression d'être ligotée à l'avant d'un wagonnet de montagnes russes que plus personne ne contrôle…
— Tu vas finir par vomir.
— C'est fait. Trois fois. Je ne suis pas une pile électrique, je suis une centrale nucléaire au bord de la fusion. Après les premiers tableaux, il m'a semblé que le public mettait un temps infini avant d'applaudir.
— Ça y est, t'as chopé le melon ! Madame veut son triomphe à la seconde !
— Tu n'as pas eu peur qu'ils n'aiment pas, toi ?
— Bien sûr que si, mais je ne le dirai jamais. Je les aurais tous giflés tellement je les ai trouvés longs à acclamer Laura.
— Elle est fabuleuse.
— Ils le sont tous.
— Même toi, c'est dire si le niveau est bas !
— Il faut que j'aille me changer. Jette un œil sur Nicolas, je crois qu'il boit en cachette pour tenir le coup.
— Tu rigoles ?
— Demande-lui de te souffler dans le nez.
Alors qu'il s'éloigne, elle le rappelle :
— Victor.
— Quoi ?
— Tu te souviens, lorsque tu m'as demandé quelle serait ma journée idéale ?
— Très bien. Tu es sûre que c'est le moment de parler de ça ?
— Probablement pas, mais je voudrais modifier ma réponse.
— Alors, c'est quoi ta journée idéale ?
— Aujourd'hui.
— Pardon ? On risque notre avenir, tu donnes des ordres à tout le monde, tu menaces même ceux qui traînent, tu empêches tes comédiens d'aller se changer et tu pousses des braves types à boire ? C'est ça ta journée idéale ?
— Non, Coincoin. Ma journée parfaite, c'est d'avoir quelque chose à faire avec toi, des projets avec les enfants et avec tous ces déjantés. J'ai envie de vivre avec toi.
— Il te faut vraiment un bordel pareil pour te sentir vivante ?
— C'est bien possible.
Ils se regardent avec intensité.
— Arrête de m'appeler Coincoin, c'est ridicule.
— Va te changer, tu es en retard.
Céline passe la tête. Elle est hilare.
— C'est vrai, Coincoin, t'es super à la bourre, moi je suis prête !
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La catastrophe se produit à la fin de la scène 16. Comme si ce pauvre Norbert n'avait pas déjà vécu suffisamment de péripéties dans l'histoire, il se blesse pour de vrai… Pendant le changement de décor, la couture de son bras droit lâche à l'épaule. Il s'en faut d'un cheveu que le public ne s'en aperçoive. Arnaud panique. Karim est prêt à faire du bouche-à-bouche au blessé. Heureusement, Céline arrive en urgence et réussit in extremis à « cautériser la plaie », selon l'expression de l'éclairagiste.
Il faut remettre la vedette sur pied sans perdre un instant, car l'intrigue ne le ménage pas. Norbert n'a pas osé dire à Laura qu'il l'aimait, et un beau gosse fortuné a tenté de la séduire dès la scène suivante. À côté de son rival, Norbert est le dernier des empotés. Il ne sait ni parler, ni danser, alors que l'autre se déhanche divinement. Si Laura choisit celui qui semble paré de toutes les qualités, c'est une vie de confort qui lui est promise, à défaut du bonheur.
Maximilien s'est révélé méconnaissable dans le rôle du richissime père du jeune séducteur. Il sert l'archétype sans verser dans la caricature. Plus d'un mois de travail pour y parvenir. Quant à Natacha, elle est détestable en voisine de Laura qui dénigre le pauvre Norbert, lequel passe des heures à attendre la jeune fille au pied de son immeuble. Céline et Juliette, les deux colocataires et amies de Laura, sont heureusement toujours là pour lui ouvrir les yeux sur la réalité des êtres. Il faut dire qu'elles ont de l'expérience : Juliette est une jolie prostituée et Céline une collectionneuse de bijoux qu'elle n'achète jamais… La complicité des deux amies est un atout qui illumine leurs échanges. Elles ont d'ailleurs frôlé le fou rire lorsque, essayant de convaincre leur cadette, elles se sont traitées de « fille de joie » et de « voleuse ».
Le spectacle file à toute allure et le public est embarqué. Il vit au rythme des joies et des peines des protagonistes, et celles qui, dans la salle, n'ont pas prévu de maquillage waterproof en sont pour leurs frais.
Au fil de leurs aventures, Laura et Norbert vont encore rencontrer bien des obstacles, perdre leurs illusions, douter d'eux-mêmes et de ce qu'ils doivent faire. Chaque tableau est une croisée des chemins, chaque rencontre une chance ou une épreuve. Les spectateurs sont un peu comme Eugénie, emportés dans des montagnes russes émotionnelles ponctuées d'inventions visuelles qui décalent les conventions de narration. Le mélange des genres, atypique, produit son effet.
On retrouve Norbert seul sur son banc, sous les arbres, avec les oiseaux. Laura vient déposer dans ses bras un enfant qui lui ressemble. Celui-là ne restera pas seul à la nuit tombée. La salle est bouleversée.