Выбрать главу

Seul Jan lisait entre les lignes de ses prêches et il aurait pu confier sans crainte ses cahiers au prélat qui servait de confesseur à son grand-père. Il souriait en pensant à ces deux vieillards si lointains, dans sa grande maison d’Europe, qui jouaient aux échecs ensemble en s’appelant mutuellement monseigneur. Leur sujet de conversation ? Les saintes huiles, pour le sacre. Ils ne soupçonneraient jamais l’existence d’Esther — en qui tout respirait l’innocence et la paix — et de Louisa, de la patinoire, de Timothy le clochard, de tout ce qui se passait pendant les tournées du groupe de chant ou les cérémonies d’admission dans les clubs ; ils ne se feraient pas de soucis pour lui ; ils seraient si heureux de le revoir à l’été.

Jan devait être, parmi les étudiants de l’université, celui qui se sentait le plus libre. Il se laissa pousser des boucles blanches. Il voulait la paix.

Il l’aurait. Il se rappelait une statue baroque dans une église de Salamanque, une allégorie de la Paix — PAX brodé en grosses lettres de perles sur son manteau, tenant une croix immense et assise sur un globe terrestre de lapis-lazuli avec des continents argentés. Avec le prince des Asturies — on ne les avait pas reconnus en espadrilles et pantalons blancs, surtout l’infant, qui est si grand et que l’on commençait à voir, cet été-là, dans les magazines —, ils avaient salué la statue d’un regard complice. Elle arriverait au milieu du festin pour les délivrer. « Toi au moins, Jan, tu l’as, la Paix, la sainte Paix ; regarde — je trace avec mon ongle le voyage que nous ferons quand je viendrai te voir dans ton université. Exactement ici, au bord de cette plaque argentée, le rivage de l’Amérique, ici, c’est la statue de la Liberté, regarde donc. » Carlo revivait le récit de Jan, fermait les yeux ; c’était le visage d’Irène qui paraissait, il le chassait, imaginait Marge avec ses mèches blondes. Ses oreilles bourdonnaient, le village de pêcheurs de Casela Velha sur ce rivage perdu de l’Algarve, la paix, la paix — pax.

Si seulement il pouvait raconter à Jan ce qu’il était venu faire, des années après, sur le vieux campus. Dans quoi s’était-il embarqué ? Cette mission sans danger aucun était la plus suspecte de sa carrière. Il pensait à Jan pour ne pas penser à Marge afin d’éviter de se souvenir d’Irène. Ce qui le poussait à la poursuite des tableaux n’était pas aussi clair : il ne se dissimulait pas que cette frénésie lui échappait et qu’il ne se limitait pas à appliquer les instructions reçues. Car ce n’était pas seulement un prétexte inventé pour fuir. Il se perdait. Tournait en rond.

On avait le loisir d’être sage dans les universités de cette époque. Carlo n’osait pas s’en vanter devant ses collègues de Washington : il ne se droguait pas, avait des petites amies très comme il faut, sortait diplômé magna cum laude. La meilleure université, les meilleurs costumes, les meilleurs sentiments du monde. Pas de combat, pas de vice, pas de passion : des amis princes, catholiques, joueurs de polo ; au bout de dix ans sur cette lancée, une fiancée qui passait le dimanche à Newport. Il avait adopté Timothy le clochard et n’était jamais entré dans le musée. À pleurer. Dans tout ce tableau, c’était encore Jan le plus original. Celui qui payerait pour les autres, pour tout cela. Carlo, en repensant à lui, revit ce soir de neige — il ne connaissait pas encore Marge —, quand il se promenait avec Sarah — seul Jan était dans la confidence. Ils avaient assisté tous trois à un concert, magnifique et tonitruant. Carlo dont la mémoire musicale était, cette fois, prise en défaut, ne savait plus trop ce qu’il y avait au programme : la Symphonie du Nouveau Monde aurait été de circonstance. Jan s’était retrouvé assis par hasard à côté de Rebecca qu’il aima pendant un an. Sarah et Carlo avaient aussitôt été au courant. Deux petits couples assez stables et qui se fréquentaient. Qu’est-ce que Jan aurait pensé de Marge ? Carlo n’en savait rien. Il grelottait nerveusement en passant devant le théâtre de Yale, ce matin froid où il n’y avait pas de neige. Quelle importance maintenant ?

Jan d’abord s’était défié de Carlo. C’était naturel. Européen, Jan ne voyait aucun Européen. Mais son amitié avec le groupe des cavaliers lui fit vite oublier ce que Carlo pouvait savoir de lui. L’équipe de polo les avait soudés. Carlo lui cacha d’instinct qu’il avait même été présenté, quand il avait douze ou treize ans, à son grand-père. Enfant, il en avait vu défiler quelques-unes, à la maison, de ces altesses et de ces vedettes en tout genre. Ses parents, ceux qui l’avaient adopté — Carlo disait « mes seconds parents » — recevaient à longueur d’année. Sa seconde mère allait épouser un triste traducteur trilingue et son second père refaire sa vie avec un chanteur rock à la veille de leur mort, ensemble, dans cet accident de voiture. Décidément.

Carlo chassa ce souvenir, d’autres venaient. Jan était allé chercher un de ses petits cahiers bleus pour le lui offrir. Carlo devait l’avoir encore dans les tas de papiers de l’appartement de Washington. Il avait écrit sur la couverture, en majuscules ornées entourées de guirlandes comme sur un orgue de barbarie : « Résumé de quelques lois qui gouvernent la vie humaine et font la civilisation. »

Il expliquait avec fatuité, sur le ton d’un petit-maître d’Oxford d’il y a un siècle :

« Je compte sur ton émotion, j’ai fait cela dans le style d’un étudiant désœuvré qui écrit ses mémoires histoire de se désennuyer. »

Carlo, après sa lecture, expliqua que c’était, selon lui, plus l’œuvre d’un prisonnier politique au fond d’une geôle, privé de livres et qui se serait fabriqué un compendium de bric et de broc. Cela ne vexa pas l’auteur ; ils étaient allés tous deux vider des pichets de bière chez « Naples Pizza » et déclamer quelques passages de ce carnet.

En secret, Carlo comparait le petit-fils à l’aïeul. Deux discrètes détresses. Le grand-père de Jan, le prince Paul, aussi usé que s’il venait de régner cinquante ans. L’air d’être au bout d’une course qu’il avait fait semblant de disputer, ce vieil homme s’était obligé à rester, sa vie durant, impeccable dans sa position d’athlète sur la ligne de départ. Mais que faire d’autre ? Une vie passée à se préparer à vivre.

Carlo, en pensée, cessait de se prendre pour Jan, devenait Paul ; la vie des autres était la sienne, comme la musique de ses disques. Les rues de Yale. Sa jeunesse. Il rejouait tous les rôles. Lui, n’était personne.

Paul devait se reprocher d’avoir toujours su qu’il ne vivrait jamais cette existence de souverain. Avec tous ses actes faits pour signifier qu’il s’y était tenu prêt. Il avait de la grandeur. Mais aussi sans doute beaucoup de lassitude, de tristesse. Il ne pouvait en vouloir à personne. Ni s’en prendre à lui-même. Ni à ses parents, qui eux non plus n’avaient rien eu à choisir. C’était ainsi. Il pouvait à la rigueur s’en prendre à sa femme, dire que c’était par une vanité de petite couturière qu’elle avait voulu l’épouser, comme si elle avait cru un instant qu’elle allait pouvoir être reine. Mais s’il déversait ses aigreurs de vieillard sur la malheureuse princesse, c’était faute d’autres victimes. À la vérité, c’était surtout lui qui avait voulu l’épouser. Paul se souvenait encore de son sourire si beau, au retour de cette partie de chasse quand il avait demandé sa main dans la montagne, aux environs de Cetinje. Elle n’y était pour rien. À quoi servait même de se retourner contre les enfants. Bêtes, prétentieux, serviles, innocents, qu’y pouvait-on ? Il fallait bien que les conséquences de tous les mariages consanguins se fassent un peu sentir. Lui, s’il passait pour intelligent dans sa jeunesse, c’était peut-être grâce au sang neuf qui, au dire des mauvaises langues, lui coulait dans les veines. Il avait regardé maintes fois, scrutant la ressemblance, la photographie de ce comte de je-ne-sais-quoi, le grand amour de sa mère. De toute manière, du point de vue dynastique, comme il disait, cela restait sans incidence. Les petits-enfants étaient mieux : Jan, Thomas, Nicolas, Karl, Léopoldine-Jeanne, on pouvait espérer, non qu’ils soient un jour souverains, mais qu’ils arrivent à être heureux. C’était si drôle cette idée du bonheur. Il avait toujours fait comme si cela n’existait pas. Dans son vieil âge, il s’y mettait, avec le cynisme d’un vieillard revenu de tout sans qu’on l’ait laissé aller nulle part.