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Il marmonnait la liste des malheurs de sa vie. Mais depuis ses soixante ans, à tout hasard, vaille que vaille, il essayait aussi de composer une liste de bonheurs. Certains n’étaient plus de son âge. Il les avait voulus quand même. Assez tristes échecs, surtout que cela s’était su.

Il sentait bien que tout ce qui, depuis si longtemps, pesait sur ses épaules ne devait pas entraver Jan dans sa marche. Il se disait que le petit enfant aux cheveux blancs se passerait bien de ses autorisations. Il se demandait ce que sa chimère apprivoisée pouvait bien représenter pour ce petit-fils en train de grandir aux Etats-Unis. Parfois il avait envie de lui écrire, ou mieux de téléphoner : il n’en resterait pas de traces. Lui dire de tout abandonner, s’il voulait. Qu’il pouvait demander la naturalisation sous le nom de Mr Smith, et qu’on n’en parlerait plus. Comme la principauté, on n’en parlait plus… La capitale, la cathédrale, le sacre, le serment. De la métaphysique de boy-scout. Mais avait-il le droit de dire cela à Jan ? Mais Jan avait-il besoin qu’il le lui permette ? S’il avait envie de tout abandonner…

Peut-être Jan ne comprenait-il pas encore tout ce que cela représentait, l’ambition sacrifiée, les amours gâchées, la vie sans but, la solitude, les inconvénients du pouvoir, sans le pouvoir, tous les devoirs, aucun des droits qui vont avec. Jan tenait de lui, intelligent, enfin toujours plus que sa pauvre mère, il allait bien se rendre compte. Il allait comprendre de lui-même qu’il n’y avait aucune raison de s’interdire de gagner de l’argent, de séduire les femmes, de s’exposer au grand jour. Ses aïeux d’ailleurs, ceux qui étaient rois, ne s’en étaient pas privés. Bah ! Ce n’était que depuis qu’ils ne régnaient plus qu’il avait fallu s’interdire tout, poser aux modèles, tomber dans la bigoterie, mourir pour de bon à la guerre, donner l’exemple. Jan devait comprendre qu’il avait retrouvé le droit d’être lâche, amoureux, infidèle, assassin, fumeur d’opium, champion cycliste, camelot même s’il voulait, qu’il pouvait écrire son nom sur des façades. Jan régnerait innocemment.

Carlo entrait dans la peau de Jan, puis dans celle du prince son grand-père. Il entendait chanter en lui l’air de Philippe II, seul dans son palais, et le plus beau solo de contrebasse écrit par Verdi. Le vieux Paul n’avait eu aucune chance, enfermé dans un caveau au seuil de la vallée des rois. Il n’avait rien voulu faire pour sortir de cette route si bien tracée où il s’était trouvé engagé en naissant, voie royale qui mène au sépulcre. La crypte des Capucins, Saint-Denis, Westminster, le pourrissoir de l’Escorial, Saint-Louis des Invalides, Saint-George de Windsor, Gorizia, la nouvelle sacristie de San Lorenzo, la chapelle de Dreux, l’abbaye de Hautecombe, les « chapelles imparfaites » du monastère de Batalha qui tendent leurs arcs brisés vers le ciel. Il les avait tous visités. Pour en tirer un gros album de photographies. Ses tombeaux. Carlo aussi avait les siens, dans les cimetières inconnus.

Paul s’était même dit à vingt ans qu’il pourrait s’en sortir sans rien renier — puisque c’était impossible — en allant le plus loin sur cette route, essayer de faire qu’elle mène jusqu’au trône. C’est de cet échec qu’il ne se remettait pas. À quoi bon vivre en représentation si personne ne vous regarde ? Faire attention à ce que chacun de ses actes soit irréprochable, si l’on n’intéresse plus personne ? Il faut des costumes de grand tailleur, des chaussures parfaites, s’agenouiller à la messe, prendre certains airs, ne pas se mêler d’argent. On l’avait cru naïf. Il avait bien vu venir les politiciens véreux qui saluaient en lui leur espoir, les aigrefins qui savaient que la fortune de la famille royale n’avait pas, et de loin, été tout entière aliénée par la dictature, les snobs qui affectaient de rechercher sa compagnie pour le plaisir de sa conversation, les éditeurs qui lui prenaient ses albums de photos, les femmes qui avant son mariage se précipitaient à sa rencontre, toutes celles qui depuis n’avaient pas manqué de lui faire comprendre qu’un seul mot suffirait. Il n’en souffrait pas. Cela avait été ainsi depuis sa majorité. D’abord il en plaisantait, avec des amis de son âge — quand ils avaient vingt ans, à San Remo, avec le duc de Xaintrailles et le conte Ugolini —, puis il les avait pris au sérieux, et il avait cédé tout ce qu’ils voulaient aux escrocs, en se disant qu’ils le mèneraient au pouvoir. Sa désastreuse période politique. Enfin il avait cédé aux intrigantes, sa période de lassitude.

Au total, il ne restait plus rien. Vivre sans pouvoir corrompt. La fin d’une vie malheureuse, uniquement occupée par la transmission de l’héritage pour, au total, tout brader. Vendus, les immeubles, les palais transformés en musées, le don à l’État des bijoux historiques, les actions soldées pour acheter des silences dans certaines pénibles affaires. Paul, à la différence de Timothy, le clochard du campus, fit bon marché de son honneur, de son orgueil, et de ses sacro-saints principes. À Jan, demeurait son nom. Paul ajoutait « et l’éducation qu’il a reçue », mais quelle éducation Jan avait-il reçue ? Son idiot de père, sa mère remariée, le collège des bons pères où il avait toujours la meilleure note, tout cela avait dû être lamentable, et maintenant, ces quatre années américaines.

Le vieux prince ne se doutait pas à quel point c’était vrai, mais sans soupçonner que Jan pût s’en tirer si bien. Jan se jouait de tout, ne croyait pas à grand-chose, ne rejetait rien, faisait son miel des situations les plus diverses, voulait voir tomber les régimes communistes en Europe de l’Est et savait, disait-il, comment cela allait se passer. Devenu non ce que son grand-père appelait avec horreur un esprit libre, mais plutôt un esprit délié, il errait au soleil des Rocheuses, le petit saint du Maître de l’Observance punaisé au mur.

Dix ans plus tard, qu’étaient-ils devenus, les amis de cette époque ? Carlo ne savait plus où était Tim l’iranien. Jan mort, Antonio disparu, Sarah instrumentiste, Rebecca pasteur, George millionnaire pour la première fois et Dylan aviateur. L’enterrement de Jan en avait réuni quelques-uns. On en avait lu la nouvelle dans les journaux, le vieux Paul, toujours en vie, ne leur avait pas fait envoyer de faire-part. Jan n’avait jamais parlé d’eux. Pas besoin d’invitation pour venir à la cérémonie. Un enterrement tout simple, comme pour un particulier. Un jeune archiduc d’Autriche, comme c’était l’héritier d’une famille souveraine que l’on enterrait, avait mis jaquette noire et ordre de la Toison d’or. Il était le seul. Au fond de l’église, Sarah : pour la première fois, Carlo la revoyait. C’est elle qui vint lui parler. Elle n’était pas en deuil. À Londres chez son père, elle avait appris la nouvelle par deux lignes dans le journal. D’abord sans penser que ce pouvait être Jan, ce nom en entier, ce titre ronflant, elle s’était dit : « Tiens, quelqu’un de la famille de John », puis avait lu l’âge, regardé le prénom. Elle avait dû demander à un vieux pair du royaume ami de son oncle le numéro de téléphone du grand-père de Jan, l’avait appelé en anglais. Il avait répondu qu’il aimerait tellement rencontrer une amie américaine de son « malheureux petit-fils » ; elle avait reçu un faire-part le lendemain, rencontré le prince Paul, pas si gâteux. Elle avait remarqué sa ressemblance avec Timothy le clochard. Il était allé lui chercher des photographies. Sans doute avait-il cru, ce vieux dragueur, que cette jeune fille était un flirt de son petit-fils, pour lui faire si bon accueil.