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Le jour de l’enterrement, l’équipe ne vint pas au complet. George les rejoignit à la dernière minute ; arrivé du Brésil, il avait eu Antonio au téléphone qui n’avait pas pu se libérer, Dylan pleurait en serrant les mâchoires. Lui, on le croisait souvent à Washington avec sa femme à l’air stupide.

Carlo ne fit attention qu’à Sarah. Carlo et Sarah avaient rompu le jour du « commencement », la cérémonie de remise des diplômes de fin d’année. Après l’enterrement de Jan, ils passèrent une dernière nuit ensemble et ne pensèrent plus qu’ils pourraient encore se revoir. Pour eux tous, leur dernière rencontre. Depuis, Carlo fuyait les réunions d’anciens sans vraiment expliquer pourquoi à sa chère Marge.

*

« On prie saint Antoine pour retrouver les choses perdues. On ne croit pas si bien dire », pensa Carlo, parvenu enfin, les barrières de ses souvenirs franchies une à une, devant le tableau du Maître de l’Observance. En fait il en trouva deux. Quand un musée est riche en primitifs italiens…

Le silence se fit dans son cerveau glacé. Un si profond silence, celui de l’instant où, au milieu du disque, on entend Georgina Smolen se lever pour chanter. La scène ne se situait plus dans une maison, comme pour saint Côme et saint Damien, mais en pleine campagne : le fond des deux panneaux se remplissait d’arbres et de rochers. Carlo regarda d’abord l’autre, qui ne l’intéressait pas : un saint Antoine battu par les démons. Le saint dans sa bure, à terre, tiré par les pieds et la barbe, victime de deux diablotins plutôt mal peints. Peut-être que l’on faisait exprès de bâcler tout ce qui n’était pas créature du bon Dieu. Carlo semblait croire que le diable n’appartenait pas à la Création. Jan avait dû omettre de lui parler des aventures des anges déchus. Deux personnages de facture plus rapide, que le Maître de l’Observance avait peut-être confiés à des aides. Une longue notice expliquait : les deux panneaux, ayant trait à la légende de saint Antoine, provenaient de deux ensembles démembrés distincts, d’où leur disparité de formats. Celui de gauche appartenait à la prédelle de l’Observance. Même taille en effet que celui de Washington. Un petit vieillard semblable, à la barbe cette fois bien lissée, canne à la main, saisi dans une posture d’effroi devant une maison rose. Carlo ne comprenait rien. Mettons que la cabane rose soit son ermitage, ce chemin semé de pierres avait l’air d’y mener.

Marge aimait glisser quelques expressions françaises dans sa conversation. En les prononçant, elle parvenait à en faire sentir la rareté, elle montrait qu’elle en goûtait le prix, le suc : elle prenait un ton qui les métamorphosait en joyaux que les phrases anglaises venaient sertir. Celle qu’elle trouvait la plus jolie : « comme deux gouttes d’eau ». Les deux saints avec leurs barbes de Chinois se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Le vieux Paul et le vieux Timothy. Carlo fronça les sourcils.

Comme il ne comprenait pas, il s’arrêta au milieu de la notice explicative, et regarda. Un instant, il cessa de regarder, pensa : « C’est la première fois depuis des années que je fixe à ce point un objet. » Il sortit de sa poche un petit feutre rouge.

Il y avait eu les navires sur la mer quand il était enfant — il retrouvait la même manière d’écarquiller les yeux —, mais depuis, si peu de chose. Le monde semblait ne plus se présenter à lui que dans une succession d’images brèves, d’instantanés, une mosaïque de coups d’œil. Il stoppa la théorie pour se laisser aller à cette sensation retrouvée qui lui causait autant de plaisir que si elle avait été nouvelle. Des deux tableaux c’était celui de l’église de l’Observance que Jan avait choisi autrefois. Carlo ne savait pas pourquoi saint Antoine paraissait s’extasier devant un lapin gris égaré sur la colline : l’expression d’émerveillement d’une petite vieille qui tombe sur un chat en plein milieu de Park Avenue et décide de le recueillir malgré les risques de toxoplasmose. Carlo trouva le sujet stupide. Il était au bord de la déception : cette version niaise de la brebis égarée pour bon berger du troisième âge !

La dernière partie du cartel expliquait tout. On n’y soufflait mot du petit lapin, créature secondaire, sans rapport avec l’histoire racontée par le panneau. Aux pieds de saint Antoine prenait place un tas de pièces d’or. On ne le voyait plus — sauf de très près, on en discernait encore les contours — car il avait été gratté pour récupérer la dorure. Cela étonna Carlo. « Il fallait que ce fût vraiment en temps de crise, se dit-il avec le sourire de Roger Moore jouant James Bond, pour quelques centièmes de gramme de poussière brillante mélangée sans doute au plâtre de l’enduit, abîmer la peinture, lui faire perdre sa signification ! » Et pourquoi n’avait-on pas fait subir le même sort à l’auréole qui étincelait ?

Bon, reprenons le sujet. Il s’agissait d’une des tentations du pauvre saint Antoine. La richesse. Carlo avait su résister. En sortant de Yale, il n’était pas entré dans un cabinet d’avocat. Mais à peine l’homme de Dieu se fut-il effrayé devant la quantité d’or, car c’était le vrai sens de son expression, qu’elle disparut. La tentation avait fait comme la pellicule d’or : avec le temps elle s’était envolée.

Carlo imagina un prédicateur zélé du Moyen Âge — il le voyait en robe de bure, maigre comme un cadavre, pieds nus, dans le chœur d’une immense cathédrale de pierres noires et blanches, sous le retable, parlant à une foule électrisée, Abraham Lincoln en campagne électorale : « La tentation de la richesse, mes frères, le diable avait voulu la présenter un soir à saint Antoine, devant cet arbre et ce lapin tout surpris. Mais Dieu, voyant que saint Antoine méprisait la richesse de ce monde, fit disparaître le tas d’or. Comme ceci, regardez, voici saint Antoine, et l’or qui se volatilise. » Et il imaginait le Franciscain raclant la peinture de son ongle sale, jugeant que même la représentation du mal devait disparaître de son église. Le tableau ainsi ne put servir qu’une fois à la démonstration. Carlo ne doutait pas que le Franciscain avait récupéré, d’une manière ou d’une autre, l’or qu’il venait de gratter.

Il vit les nuages peints en arc de cercle. Compta les arbres, sept de chaque côté, mais pas disposés en symétrie. Il vivait. Il voyait si précisément ce panneau, si soigneusement, que c’était comme s’il avait été en train de peindre. Il s’imaginait promenant un pinceau entre ces arbres, sur ce ciel. Il prenait un roseau très fin et traçait, sans trembler, les fils de la barbe du vieil homme, les hachures blanches qui creusaient ses joues, les plis de son manteau. Il donnait du relief aux pierres du chemin, fixait leurs ombres une à une, faisait jaillir une source du rocher ; il voyait tourner en volutes le tracé de chaque nuage.

CHAPITRE 4

SAINT BLAISE (SAN BIAGIO) À LUGANO

Mais saint Blaise fit le signe de la croix sur l’eau qui s’endurcit immédiatement comme une terre sèche.

Jacques de Voragine, Saint Blaise

Avec méthode, Carlo suivait sa liste, pressé d’en finir, avant de se faire repérer. Lugano, première escale. Il ne savait même pas si c’était en Suisse ou en Italie. Au bureau de change de l’aéroport de Genève-Cointrin, on lui donna des francs, il prit un taxi pour la Villa Favorite.