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Dans ce monde qu’il venait de construire, où rien n’avait l’air vrai, Carlo était chez lui. Patrie nouvelle, espace à sa dimension, où il croisait ses camarades de collège, Marge, Irène, Jan, ses parents, Tim, George et Antonio, sa vieille équipe, les chevaux qu’il aimait tant monter, ce qu’il laissait derrière lui, continent plus complexe que l’Europe, grosse pomme plus grouillante que New York. Sa vie, pleine à craquer, s’était matérialisée sous ses yeux. Le passé venait de prendre forme. Son histoire s’était incarnée. Les peintures qu’il avait vues, celles qu’il allait découvrir, n’avaient été faites que pour lui.

*

Il entra place des Héros. Beau nom, conforme à ses dispositions d’esprit. Il émergeait à peine du métro et de ses songes. Des chevaux, on en voyait toute une écurie, statufiés sur le monument qui occupait le centre de l’esplanade, statues de glorieux Magyars dont Carlo ne chercha pas à savoir s’ils étaient communistes, princes, hongrois, huns — cavaliers en tout cas, mêlée d’un peu toutes les époques, mélange d’équipe de polo et de bal costumé. Pas eu le temps de se changer. Certains, avec leurs moustaches et leurs turbans paraissaient si farouches qu’on les sentait hommes à avoir fait vœu de ne se vêtir que des dépouilles de leurs ennemis — ce qui compliquait l’identification. Une cavalcade de carnaval.

Carlo, comme il se moquait de l’histoire, n’insista pas. Il se félicita en revanche de ses facultés d’observation en choisissant celui des deux temples grecs bordant la place qui était le musée. Il avait identifié le fronton en mosaïques du dépliant. Sur la photo, sans spécialement noter les mosaïques, il avait enregistré. Les capacités de son intellect lui donnaient, de temps à autre, de ces petites satisfactions. Pauvre Carlo.

Dans le gymnase gothique de Yale University, la salle d’entraînement de polo n’était pas facile à trouver. Perdue dans les étages, au fond d’un dédale de douches et de vestiaires, c’était aussi le lieu de leurs réunions secrètes. Ils avaient fait faire des clefs pour s’y retrouver la nuit. La vie de campus, c’est aussi une vie de rituels et de messes noires. Ce fut la fin de leur amitié, le début de leur dispersion. Carlo n’y repensait pas sans terreur. Au centre de la salle capitonnée, sans fenêtres, le cheval de bois était devenu leur totem, devant lequel chacun prêtait serment. L’endroit où ils avaient caché leur trésor. Ils avaient scellé leurs rêves d’avenir dans les entrailles de l’animal. À l’intérieur de ce cheval de Troie, le butin de la société secrète devait largement financer leur été en Argentine, la récompense après le diplôme. Bien sûr, un jour, le trésor disparut. Une petite fortune. Tous devenaient suspects : Antonio, Jan, avec ses airs de petit saint, justement, Tim, le plus dépensier, George, parce qu’il était le plus drogué, Dylan, le plus sage mais qui venait d’acheter une Jeep et passait ses week-ends à Cape Cod. La seule chose dont Carlo était sûr, c’était de sa propre innocence. On pouvait aussi soupçonner Timothy, Sarah, Rebecca, leurs petites amies à tous, le gardien du gymnase ou l’homme de ménage. Carlo évitait d’y penser. Un vrai mauvais souvenir.

Dans son esprit, il savait que trois chambres ne devaient jamais être ouvertes. L’enterrement de ses parents, l’enterrement de ses parents adoptifs, et la découverte de ce vol qui avait été comme une troisième fin d’enfance. Quand il se sentait près de frôler un de ces trois souvenirs, Carlo avait envie de sortir de lui-même, d’adopter une identité de substitution. Marge l’aidait beaucoup à ne plus penser à tout cela. Dans ses bras, il oubliait. Ici, seul, cela revenait, remontait. Le musée de Budapest communiquait avec ses trois chambres secrètes.

Ce musée de peinture cachait une statue. Carlo, comme il ne s’arrêtait devant aucune toile avait bien été obligé de la remarquer. Pour ne pas détonner, c’était un cheval, pour ne pas dérouter, il n’avait pas de cavalier. Un petit cheval en bronze. Rien ne permettait de le dater, la notice était en hongrois : une statuette de Leonardo da Vinci ? Monna Lisa, quelques inventions farfelues, jamais entendu dire qu’il avait fait des statuettes. Le cheval, à demi cabré, lui sembla mal proportionné, le cou trop gros, mais beau à en frémir. Carlo se promit de se documenter.

Combien de temps qu’il n’était plus monté à cheval ? Le temps manquait. C’était Carlo qui piaffait et écumait d’impatience. Dans la même salle, il reconnut du premier coup le tableau du Maître de l’Observance : même taille, même couleur, même « genre » que les autres. Il commençait à avoir l’œil. Le vieil homme de Lugano pouvait être fier. Il retrouva quelques notes de La Gioconda de Ponchielli, il s’arrêta au début d’un air. La suite ne lui revenait pas.

Saint Jérôme se révéla cousin de saint Antoine : même crâne long, visage mince et creux, une barbe cette fois noire et courte. Le saint posait dans un amas de roches, à l’entrée d’une grotte. Le rocher imitait bien les pâtés de sable de son enfance. Il chassa l’idée. Le saint semblait posséder en tout et pour tout sur Terre un livre, du papier, une plume, « tout ce qu’il faut pour écrire », deux pierres, la compagnie d’un lion et un immense chapeau rouge. On reconnaissait bien un intellectuel. Grave, triste, les yeux au ciel — c’était la nuit, et le Maître de l’Observance avait découpé des étoiles dans la feuille d’or où il avait pris l’auréole. Carlo pensa à ses collègues du ciel, les « satellites-espions » qui se déguisent en étoiles. Sur le fond d’outremer, des points brillants composaient des constellations qui n’existaient pas. À moins que les astres, depuis le lointain XVe siècle, eussent déplacé leur ordonnance — et l’astronomie, ajouta mentalement Carlo, comme la peinture…

Devant le tableau un copiste travaillait. Exercice difficile : regarder seulement le vrai tableau, s’obliger à ne pas le comparer à la copie et transformer son émotion en jeu des sept erreurs. « J’imagine qu’il n’y a pas longtemps qu’on tolère des copistes ici. À moins qu’au contraire, l’accès de tous à l’art dans les démocraties socialistes, etc. Se renseigner. » Il ne peignait pas mal.

Carlo, tellement tendu, ne finissait pas ses phrases. Il voulait voir ce saint Jérôme. Éliminer les autres idées, les autres images, les bruits. Tout à coup, avec effroi, il entendit une voix qui susurrait :

« Vous avez vu comme tous les tableaux sont ternes ici. Dans les pays de l’Est, on n’a pas restauré toutes les toiles comme chez nous depuis vingt ans, où je dirais même que l’on a décapé, et en Angleterre peut-être encore plus. Ici, tout est encroûté dans les vernis jaunes du XIXe siècle, sauf leurs Greco, mais on les a vus à des expositions en Occident, vous avez remarqué dans la salle d’à côté, les couleurs de la Madeleine pénitente, ces bleus ! Mais tout le reste, même pour moi qui suis une profane, ça choque vraiment. »