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« Prédelles, tableaux de chevalet, retables complets, fragments de fresques, alors ici, tout est faux ?

— C’est selon.

— Selon quoi ?

— Selon la personne à qui c’est vendu.

— De nos jours, un faux tableau, ça ne peut plus tromper, il existe des laboratoires, des analyses chimiques des toiles, je ne sais pas moi. C’est fini, l’époque où l’on pouvait fourguer au musée des croûtes passées au four de la veille. Enfin, je crois. »

Pour toute réponse, le peintre prit la main d’Irène. Il y cassa un œuf.

Comme il ne sourit pas, elle resta imperturbable, et l’homme commença à parler. Il déballa le paquet de journaux, montra son travail du moment, tendit à Carlo la planche de peuplier. Il n’avait pas pensé qu’elle était si lourde et faillit la laisser tomber. Le tableau du Maître de Sienne, inachevé, presque fini. L’enduit de préparation perçait encore dans certaines zones du ciel, l’auréole n’avait pas reçu sa feuille d’or. L’œuvre semblait abîmée : prête déjà pour un musée. Carlo se sentit ému de pouvoir toucher la peinture, autant que s’il s’était agi de l’original. Il passa sa main sur la surface, caressa les arbres, effleura les pieds rugueux de saint Jérôme. Tout en parlant, Théo ouvrit de petites boîtes, mélangea deux sortes de poudres bleues. Un terroriste qui mettait la dernière main à un explosif. Il disparut dans sa cuisine, revint avec un verre d’eau. L’expression passionnée qu’Irène prenait avec un œuf au creux de la paume n’aurait pas déparé la beauté de Marge. Elles avaient sans doute deux ou trois manières en commun. Si Marge pouvait être ici. Tous les éléments du mélange réunis. Carlo allait comprendre le secret des vieux maîtres italiens. La peinture à la tempera.

« Tenez, si cela vous amuse, je vous laisse opérer, cher monsieur. Il faut d’abord percer l’œuf. Tendez votre main, madame s’il vous plaît. Vous, vous n’avez pas l’air d’une Américaine. »

Irène précisa le nom de l’île de l’archipel des Sporades d’où était venu son père. L’artiste avait l’air de connaître. Carlo, pendant qu’elle évoquait la Grèce, doucement, mélangeait les pigments. Un peu d’eau, de temps en temps ; avec son index, il sentait le grain de sa peau. De la poudre de lapis-lazuli. On y voyait de petits éclats brillants, sporadiques. L’œuf virait au bleu, le coloris se créait. Carlo tournait très doucement son doigt. Elle cessa de parler pour regarder. Leurs visages s’approchèrent. Il sentit son souffle. Irène avait la mer Egée au creux de la main.

La détrempe au point, on la versa dans un godet d’émail. L’index de Carlo quitta la paume d’Irène. Devant eux, le peintre appliqua cette couleur, à toutes petites touches, sur la ceinture du saint. Il parlait en peignant. Il avait obtenu l’autorisation de copier à l’époque des plus beaux jours du communisme : il suffisait d’avoir été dans la bonne école d’art et de s’engager à modifier légèrement les proportions du tableau. On n’avait même pas l’impératif de laisser le travail au musée jusqu’à son complet achèvement. Quitte ensuite, à l’atelier, c’est ce qu’il faisait maintenant, à reprendre les dimensions, copier la copie : un faux de faux aurait plus de chances de devenir vrai. Puis, tout un réseau s’était monté, pour écouler la production, pour lui procurer les matériaux — le lapis-lazuli venait de Nouvelle-Zélande. Irène se passionnait, s’efforçant de s’éponger les mains sans interrompre. Théo montrait avec méthode les œuvres qui séchaient à plat au fond de l’atelier : un Saint Thomas d’Aquin en prière de Sassetta, un Jugement dernier de Fra Angelico, un Mariage mystique de sainte Catherine de Giovanni del Ponte, un Saint Némésius de Spinello Aretino, un diptyque de Niccolò di Buonaccorso, une Vierge de l’humilité de Taddeo di Bartolo. Il leur donnait ces noms magiques, détaillait les plis du manteau de la Vierge, semé d’étoiles, les fleurs du jardin qui l’enfermait. Carlo se disait que son vieil espion balte de Lugano serait content.

« Certaines de ces peintures ne résisteraient pas à une analyse un peu poussée, d’autres… Tout dépend de ce que veut le commanditaire, exactement comme à l’époque. Le plus beau est ici, derrière ce rideau. Vous savez comment on fabrique un Giorgione ? »

Carlo ne voyait pas très bien à quoi cela pouvait ressembler. Il ferait des fiches aussi sur Giorgione. Parmi les toiles « terminées », il repéra une femme nue allongée, une peinture du XIXe siècle qui détonnait parmi les autres. Celle-là était vraiment réussie, elle avait un bel air ancien et authentique, mais ce n’était pas de cette belle dormeuse que Théo avait envie de leur parler. Il découvrit un paysage, plus large que haut, sur bois également, des arbres aux feuilles étincelantes, une ville avec des colonnes et des temples bleus, le ciel vert, un lac et un homme qui passait, petite silhouette au fond. La lumière traversait tout. On aurait pu sentir le vent, deviner que c’était le soir, imaginer de la musique. Sur la gauche, deux rêveuses à la fontaine.

« Presque authentique : au départ, il y a trois ans, on m’a donné un vrai paysage vénitien datant de vingt ans après la mort de Giorgione, en plein dans son style et peut-être de l’un de ses élèves. Vu par le grand Berenson en 1916, très encrassé, repeint en jaune et vert, passé au vernis marron en 1880, oublié sur le mur d’une villa de Vicence. Berenson, autorité absolue, en parle dans une lettre, sans se prononcer. Aucune photographie n’est prise du tableau à l’époque. Il le décrit brièvement.

Dans une autre lettre, vingt ans après, fausse celle-là, il dit qu’il aimerait le revoir et laisse passer sous sa plume le nom de Giorgione. On la publiera quand le tableau sortira. On a réussi à retrouver, dans un livre de sa villa, une page du papier à lettres de Berenson à cette époque. J’ai imité son écriture, avec une encre de l’entre-deux-guerres. J’ai commencé par tout nettoyer, pour restituer uniquement des éléments anciens. Puis, je l’aide à devenir un Giorgione, j’ajoute un peu de bleu à la selle du cheval, je mets de la lumière dans les branches, je sors de ce ciel plat les couleurs de la campagne après l’orage, je déshabille ces deux femmes, je trace des fils clairs dans leurs cheveux, je donne de l’éclat au regard du jeune cavalier, j’offre à cette ville un petit lion de Saint-Marc peint sur le crépi d’une tour, comme un emblème, je l’annexe à la Sérénissime. J’aime cette peinture. Jamais le vrai Giorgione, reprenant le travail d’un élève, n’y aurait mis autant d’amour. Si Giorgione n’était pas mort si jeune, c’est lui qui l’aurait fait à ma place. C’est bientôt achevé, je ralentis, pour le garder un peu plus longtemps avec moi. Puis, ce sera l’étape des vernis. Une autre science. Pour illuminer l’œuvre. Ensuite, il faudra bien que je la quitte. »

Carlo le faisait parler pour retarder le moment où il serait à nouveau seul avec Irène.

« Celui qui est là-bas, je l’ai copié pour me faire plaisir, l’original qu’ils exposent au musée est un faux bien reconnaissable, je pourrais même vous dire qui l’a fait, à Naples avant la guerre.

« Vous comprenez, je veux un jour devenir un vrai peintre. Grâce à mon travail que vous voyez, j’ai le plaisir de peindre, c’est plus de la moitié du chemin. Un plaisir authentique, même si c’est celui de mentir. Peindre, je sais déjà, mais être peintre, trouver du nouveau… Tous les peintres, les plus grands, quelqu’un comme Gossec, pour citer le plus grand parmi les vivants, commencent comme moi, en faussaires. Pas pour tromper, faute de pouvoir être collectionneurs. Je ne trompe personne. Je pourrais, abandonné sur une île déserte, la transformer en musée, la peupler en quelques années de toutes les plus belles peintures du monde, celles que j’ai en tête, dont je me souviens. Et qui seraient uniques, à moi, de moi, pour mes propres yeux. C’est pour posséder toutes les œuvres des autres qu’un homme commence à peindre. On n’est pas artiste si l’on n’a pas cette envie de se faire son propre musée, sa collection. S’approprier, apprendre par cœur, comme on recopie dix fois une poésie. Après, ou même pendant, on passe à autre chose, quitte à conserver, autour de soi, à soi, ces toiles. Regardez. »