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D’un coup, Carlo cesse de se plaindre, de penser à l’argent, aux moines indignes, aux vieux Italiens qui s’envoient des injures parce que le cheval de leur quartier a gagné la course moins de fois que celui de l’adversaire. Il a joué à s’en agacer, au fond il s’en moque. Même toute cette beauté de la route, des arbres, des collines, il joue en disant qu’il y est sensible. Il ose s’avouer sa totale indifférence à ce qu’il vient de se dire, aux discours qu’il s’est tenus pour meubler le trajet. Indifférent même aux vocalises que la Gallicurci déploie dans sa tête. Une fraction de minute, il pense à Marge. Il s’abstrait de ce qui l’entoure. Les murs de l’église montent en petites briques ; les étages supérieurs d’un building new-yorkais du temps de la prohibition auraient pu avoir servi ici de matériau de réemploi. Carlo sourit : la revanche des Européens pour les Cloisters ? Le démontage d’un gratte-ciel pour le reconstruire en Toscane, dans un style Renaissance flambant neuf.

Le vent fait voler la poussière vers lui. Il tient ses yeux mi-clos. Tentation de ne pas revenir — ne plus voir Washington, ne plus entendre parler du Département d’État, ne plus voir Marge, oublier Irène. Oublier l’avenir du monde. Deux femmes à sa poursuite, c’est beaucoup pour un homme discret et cela ne le flatte pas tant que ça. Est-il même vrai qu’elles le poursuivent, risquant comme au vaudeville de surgir, à tout instant, l’une ou l’autre, ou mieux, ensemble ? Il est tenté, une seconde plus tard, de ne pas aller voir l’Observance. Comme à la fin d’un livre de mille pages, on hésite avant d’attaquer le dernier chapitre. Dix ans auparavant, au Portugal, dans un village de pêcheurs de l’Algarve nommé Casella Velha, Carlo, tout jeune, avait eu la même idée : y passer quelques jours et, peut-être, le reste de sa vie. Là-bas, une église blanche à porte verte, une maison aux volets verts, s’ouvraient en face de la mer. C’était l’âge où il se laissait encore aller aux moments de bonheur. Abandonner l’endroit où il allait, comme il voulait quitter le monde d’où il venait. Finir n’importe où ensuite. Puis il s’était persuadé que c’était une idée qu’il n’avait pas vraiment, qu’il n’avait formulée que pour le plaisir. Mais quel plaisir éprouvait-il à se montrer qu’il n’était heureux nulle part ?

Il sait pourquoi il se trouve au seuil de cette église — que ce n’est ni pour saint François, son loup et ses petits oiseaux, ni pour saint Bernardin qui dessina ici le monogramme du Christ et mérita son titre de patron des publicitaires, ni pour Sienne où il est arrivé par hasard la veille d’une des deux grandes machines annuelles, ni pour le Bon Dieu, ni pour faire du tourisme, ni par amour des pierres au soleil, ni pour peindre ses sentiments à l’aquarelle, ni pour se livrer à l’une des activités caractéristiques de l’espion : destruction de preuve, transfert de document, photographies, contact.

Il entre. Il sait ce qu’il doit faire aussi précisément que pour une mission habituelle. Là aussi, tout a été répété. Chacun de ces gestes, il l’a fait, en pensée, durant ce voyage en Europe. Il veut voir le tableau. Il veut comprendre pourquoi toute sa vie, aujourd’hui, dépend des moments qu’il va passer devant cette œuvre si lointaine, si ancienne. Il entend les rires des amis. Comment l’amour de l’art peut changer votre vie. Comment ?

Il attend le dernier acte d’une opération magique, une transmutation alchimique, il attend que de la poussière d’or, tombée du tableau, lui remplisse les yeux.

Il hésite pourtant. Au seuil de la mort, on doit aussi vouloir se donner le luxe de vaciller un peu, essayer de retenir son souffle, ne pas penser à l’éternité, attendre encore. Le guide qu’il a fait photocopier à la bibliothèque de Washington fournit le plan de l’église. Il pousse la porte, fait un pas dans la nef froide et noire. Il voit : il a été entraîné à s’habituer presque instantanément à l’obscurité. Les chapelles de droite. Il tourne à la troisième. Nous y voici.

CHAPITRE 2

LES DIOSCURES À WASHINGTON D.C

Enseignez-moi donc ces maléfices dont vous faites usage, et au nom du Dieu d’Adrien, je vous suivrai.

Jacques de Voragine, Saint Côme et saint Damien

Carlo, né en France, de mère italienne, ce qui explique son prénom, élevé par une autre famille, après son adoption aux Etats-Unis, dans les meilleures écoles, ce qui justifie sa manière de visiter l’Italie, habitait Washington D.C., ce qui permettra de comprendre le début de son aventure à Sienne ; et pourquoi, un instant, sous le soleil, il avait un peu hésité à franchir le seuil de la basilique de l’Observance. Qui racontera le voyage en Europe d’un obscur espion, au rôle mineur, amateur de vieux enregistrements d’opéra et collectionneur de stylos, durant ces sept jours qui ébranlèrent le monde ?

À Washington, un an auparavant, il avait connu semblable tressaillement devant les portes de verre de la National Gallery — le même soleil, avec cette démarche un moment chancelante ; il était entré tête baissée.

Carlo, fonctionnaire international, diplomate immobile qui représentait son pays dans sa capitale même, n’allait pas dans les musées. Pas marié, pas encore, il vivait avec Marge, qui elle non plus n’aimait guère ces savants hypogées. Marge réussissait tout ce qu’elle entreprenait. C’était d’ailleurs elle qui avait entrepris Carlo. Ils ne se voyaient pas tellement, ce qui ne les empêchait pas de considérer qu’ils vivaient ensemble. Chacun possédait ses petits parcours, sa maison, lui deux automobiles, elle trois, car elle avait des parents « à la campagne » et allait leur rendre visite dans une sorte de Jeep, joyau de son écurie, qu’elle se gardait bien de laver — elle promenait sa boue à travers le District de Columbia avec ce snobisme paysan qui ne cesse de vous coller aux semelles, même quand on est fonctionnaire international et que l’on vit à Washington dans le quartier de Dupont Circle avec un Français naturalisé Américain qui s’appelle Carlo. Marge n’avait rien d’une snob, même si ses parents habitaient la campagne. Carlo l’avait aimée quand il l’avait entendue rire.

Son appartement ne la peignait pas : ni mondaine — piles d’annuaires de clubs et d’anciens élèves, cinq carnets d’adresses —, ni intellectuelle — deux bibliothèques pleines de gros livres —, ni attirée par l’art — immense tableau signé Gossec au-dessus du lit, cadeau d’un oncle milliardaire —, ni franchement bête — plants de marijuana dans sa penderie —, ni sportive — raquette de tennis usée jusqu’à la corde —, ni au régime — absence de cuisine, juste un réchaud pour le thé —, ni paresseuse — vue splendide sur le Potomac —, ni heureuse, ni épanouie.

Pourquoi Carlo était-il entré dans la National Gallery ? Il passait devant tous les jours. De là à franchir le seuil. On l’avait assuré que c’était magnifique, gratuit, que tout valait une fortune, que certaines pièces dataient de la plus haute antiquité. Autant de raisons pour n’y pas mettre les pieds. Si l’on commence comme cela, pourquoi pas le musée de l’Espace, un peu plus loin sur le Mail, et faire la queue pour toucher du doigt la pierre prise sur la lune, vénérable relique moderne de l’orgueil national. Carlo se méfiait de ce caillou tombé du ciel. Autant que de ce temple qui prétendait à coup de planétarium et d’Apollo résumer l’ensemble du cosmos, la glorieuse légende dorée des Etats-Unis. Il se contentait de contourner le Mail, grande pelouse si verte encadrée de bâtiments si blancs. Beau et net comme un stade flambant neuf. Jamais, vraiment, il ne serait entré dans ces musées, pas même dans le Hirshhorn dont la façade est si belle, il ne se serait pas commis avec tout ce patriotisme, ces touristes de Pennsylvanie qu’il voyait passer avenue de Pennsylvanie. Car il était américain : ne travaillait-il pas à Washington pour le gouvernement fédéral, ne vivait-il pas avec Marge, « la fille la plus américaine d’Amérique » ? C’était Dylan, un ami d’université devenu pilote de chasse, qui l’appelait comme ça.