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— Et maintenant, on avance sur deux jambes, comme on disait dans les tracts maoïstes de jadis, l’agriculture et l’industrie.

— Jambe blanche et jambe noire, colosse aux pieds d’argile, Côme et Damien…

— Qui étaient-ce ?

— Là, je peux vous dire, mon père était chirurgien. Les saints patrons des médecins, et aussi des Médicis, c’est pour cela qu’on en a tant peint dans l’Italie de la Renaissance, frères jumeaux, je crois, la version chrétienne de Castor et Pollux, vous savez comme tous les vieux mythes repris par le christianisme. Vous avez vu, à Rome, de chaque côté de l’escalier du Capitole, les statues de Castor et Pollux avec leurs chevaux ?

— Jamais allé à Rome. Le Capitole de Rome, c’est le capitole pour la ville ou pour toute l’Italie ?

— Question sans signification, mon cher. Vous êtes vraiment un pur Américain, ou vous jouez le rôle à merveille. C’est un endroit de Rome qui s’appelait comme cela, l’origine du mot si vous voulez. Une des sept collines. »

Ils naviguaient vers la sortie. Certainement, elle était plus cultivée que lui. Elle l’agaçait vraiment. Ce qu’elle avait trouvé à dire sur la jambe noire, c’était tellement « comme il faut », tellement correct. Elle n’avait pas su expliquer, malgré tout, qui était ce Maître de l’Observance. Son père n’était pas médecin comme elle l’avait affirmé, mais kinésithérapeute, c’était sur la fiche. De petits restes de prétention ? Elle voulait lui faire impression, elle avait dû lire sa fiche à lui. Carlo se pardonnait assez vite ses fatuités.

Il s’aperçut à peine qu’Irène s’en allait. Il s’assit sur le marbre, devant la nouvelle aile, anguleuse et ensoleillée, de la National Gallery. Il se dit : « Ces choses sans importance. » Et les mots qu’il prononçait pour lui seul apparurent sur ses lèvres.

Le soleil tapait. Il se leva. D’un mouvement brutal, sans réfléchir, il rentra dans le musée et retourna se planter devant le tableau de ce « Maître de l’Observance ».

Un détail qu’il n’avait pas vu apparut un quart d’heure plus tard sur le panneau de bois : la porte dans le fond ouvrait sur un jardin. Presque tous ses amis avaient des recettes, sinon pour être heureux, du moins pour aller mieux. Une heure au gymnase du coin de la rue tous les soirs, les cassettes des télévangélistes, les livres du dalaï-lama, la cocaïne, les antidépresseurs, l’alcool et tous les mélanges envisageables. Carlo, jusqu’à ce jour, avait prétendu qu’il n’avait besoin de rien, parce qu’il n’avait pas besoin du bonheur. Il préférait la lutte, la passion, les échecs même. Cela lui permettait de composer quelques monologues originaux et bien reçus. Il sentait les regards : un homme qui souffre, qui agit, c’est tellement plus drôle qu’un homme qui va au gymnase. Tout le malheur de Carlo, c’est que sa vie n’était guère passionnée, malheureuse ou tourmentée. Ce jour-là, d’un seul coup, il se sentit bien. Sans comprendre. Il n’aimait pas la peinture, ne connaissait rien à l’art siennois, parlait des visiteurs d’expositions comme de visiteurs de prison.

Il échafauda une théorie fabuleuse. Au centre des villes, sous le nom de musées, se cachent d’immenses centrales nucléaires, thermiques, chimiques, bénéfiques. Vous avez le droit d’entrer dix minutes, vous pouvez aussi y rester toute la journée. Vous n’êtes pas obligé d’aimer l’art. Vous n’avez rien besoin de savoir. Vous entrez. Vous ne choisissez pas. C’est vous qui êtes choisi. Ce peut être un meuble chinois, une tête gothique, un tableau de Paul Klee ou de Zurbaran. Pour Carlo, c’est une peinture d’un certain « Maître de l’Observance ». Vous regardez. Vous sortez. La vie remonte en vous. Une irrigation intérieure. Carlo partirait au bout du monde pour ressentir encore, à Budapest, à Prague, à Lugano, la pureté de ces quelques minutes passées devant une peinture. Personne ne le sait. Nul n’ose en parler. On a honte. On continue à faire croire que les musées sont faits pour les groupes scolaires et les conférences d’histoire de l’art, la ronde infernale des expositions qu’il faut avoir vues. Un jour, vous croisez un collègue, une vague connaissance, un ami, venu seul, à l’heure du déjeuner. Lui aussi, alors, il sait ? Ce serait drôle, si c’était vrai. Si dix minutes au musée donnaient plus de bonheur qu’une séance au gymnase ou une soirée à lire les livres du dalaï-lama. Pourquoi pas ? Si Carlo voulait devenir un gourou chef de secte, fondateur de phénomène de société, il ferait un livre là-dessus, vrai ou faux.

Dès qu’il avait été en face d’Irène, il s’était dit : je la déteste. Je méprise ce genre de femme. Il comprit au premier regard qu’elle incarnait tout ce qu’il ne pourrait pas être, qu’elle était ce qu’il ne pourrait pas avoir. Aussitôt, il se mit à vouloir lui ressembler. Elle savait tout. Elle pensait à tout. Elle ne laissait rien au hasard. Ni à personne. Elle avait fait ses classes à Harvard — membre de l’équipe d’aviron. Une tueuse rivale. Yale et Harvard s’opposent à longueur d’années ; au football, au polo, à l’aviron, en natation… Elle ne lui faisait pas peur. Sur la photo de la fiche, elle avait vraiment tout fait pour s’arranger. En réalité, elle n’était pas laide, mais elle avait dans le sourire quelque chose d’incontestablement désobligeant. Il sentait qu’il avait en lui de quoi devenir comme elle. Elle le tenait. La même graine d’espion, sous deux formes différentes. Il jouerait à la prendre comme modèle. Un certain temps, on verrait bien. Il en serait jaloux. Marge serait jalouse d’elle — quand il lui en parlerait. Il la haïrait, cette grecque au nom imprononçable, et il conformerait toute sa vie à la sienne. Que penserait Marge quand elle verrait que son sourire prenait, à certains moments, quand il parlait de quelque chose qu’il savait, une forme désagréable ? Depuis longtemps, il désirait être à l’image de cette Irène. Enfant, elle avait dû grandir dans une de ces écoles grecques de New York que l’on voit défiler à l’automne sur la cinquième avenue. Elle avait dû avoir la rage de la réussite. Elle avait été une de ces petites filles dans l’uniforme beige ou bordeaux de son pensionnat qui, à la tête du cortège, portent une gravure de Lord Byron entourée de rubans blancs et bleus. C’est parce que, depuis toujours, il avait voulu se conformer à ce modèle qu’il l’avait, tout à l’heure, identifiée du premier coup. Carlo, trop riche, trop heureux, dans son Amérique de carte postale, réfugié parmi ses disques, avec ses stylos des années trente, ses petites bouteilles d’encre et sa fortune, avait été trop indolent : il aurait dû, à dix-huit ans, se comporter en inquiet et souffrir plus d’être orphelin.

Le soir, il s’aperçut qu’il avait gardé à la main la pochette de documents remis par Irène. Il l’avait oubliée. Et toujours pas grande envie de l’ouvrir. Ce qu’il y trouva ne l’étonna pas. Il fallait répercuter l’information. Rien de plus administratif que l’espionnage.

Il était sûr que, dans la journée, cette Irène se serait documentée sur le Maître de l’Observance. Pourvu que la prochaine fois on ne la lui refile pas comme contact, qu’il ne la croise jamais au club de la presse étrangère, l’habituelle buvette des héros du renseignement. C’était peu probable. On travaillait rarement deux fois avec les mêmes. Pourvu qu’il ne la revoie jamais. Il se dit qu’il avait senti, dans son premier regard, qu’il avait plu à cette jolie laide. Carlo s’en rendait toujours compte. Il se traita de fat, de poseur. Il enrageait plutôt qu’elle n’eût pas fait mine de le trouver beau. Quand Marge s’était laissé séduire, il l’avait lu dans ses yeux. Avec Irène, il avait cru deviner, puis n’avait rien vu. Au diable.

À son retour de Newport, Marge trouva son futur mari si changé qu’elle recula le moment de lui proposer le mariage. Elle le sentait étrange. Lui ne parla pas de peinture, de la National Gallery, ni de sa rencontre avec cette Irène de malheur. À quoi bon ? Phrase dangereuse qui lui revenait, en marchant dans les couloirs, dans son bain, dans ses rêves, ces dernières semaines. Quand elle lui parla de l’exposition Matisse qui allait s’ouvrir et des toiles venues de divers musées des pays de l’Est, Prague, Budapest et autres, que l’on n’aurait peut-être pas l’occasion de revoir, il détourna la conversation avec pudeur. Il commençait à avoir envie d’un nouveau stylo.