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Carlo mit longtemps, plus de dix mois, à vaincre la timidité qu’il éprouvait devant les marches et les marbres de la bibliothèque du Congrès. Un vrai Américain n’aurait même pas compris que l’on pût hésiter. Il s’y décida la semaine qui précédait ses vacances. De petites vacances de huit jours demandées depuis une éternité, à cette date, sans qu’il se souvînt trop pourquoi. En réalité, c’étaient des dates qu’on avait fixées pour lui dans son agenda. Une semaine : il avait son idée maintenant.

Depuis la rencontre avec Irène, rien ne semblait changé avec Marge. Était-ce seulement une timidité invaincue qui les faisait sans cesse ravaler leurs demandes en mariage ?

Tout fut très simple, à la bibliothèque. Il eut à peine formulé sa question devant une des documentalistes, qui consulta pour lui la banque de données, qu’on lui répondit par une liste de cent titres.

Étonnement devant le nombre incroyable d’artistes répondant au nom de « Maître de… ». On lui expliqua : absence de nom. On regroupe une série d’œuvres anonymes qui paraissent exécutées de la même main, et les historiens de l’art donnent un nom arbitraire d’après le tableau qui a servi de référence pour l’attribution. L’idée plaisait bien à Carlo, c’était un peu de l’espionnage, ou du moins du roman policier. Car à la différence du commun des espions, Carlo, en lui-même, cultivait le mythe. Il se jouait la comédie du renseignement à l’ancienne, se prenait au jeu. C’était pour cela qu’il avait accepté ce travail, en plus du poste au Département d’État. La documentaliste continuait d’expliquer : il était passé en vente l’autre jour à New York, le journal en avait parlé, un primitif rhénan — Carlo ne posa pas de question — d’une remarquable laideur — il imaginait de moins en moins — qui avait atteint un prix faramineux. Simplement parce qu’il s’agissait d’une de ces œuvres de référence, d’un artiste exhumé d’hier, alors que le tableau était encore sur le marché. L’acquéreur lui volait un peu de sa postérité en lui donnant son nom. Le Mr Johns ou Smith qui l’avait emporté à la vente de New York devenait, par définition, le possesseur de la plus belle œuvre du « Maître de la Madone Smith » ou du « Maître de l’Annonciation Johns ». Il allait du coup rejoindre la litanie prestigieuse qui s’était imprimée alphabétiquement et en rafales sur le « listing » que Carlo tenait en main — qui traînait, en larges ondulations, jusqu’au sol. Les maîtres inconnus de l’histoire de l’art rebaptisés de noms d’emprunt. Comme lui, comme Irène, des agents en mission.

Certains portaient des noms de lieux, église ou musée, d’autres des dénominations plus ésotériques. Inculte et ravi, Carlo déroulait entre ses doigts cette litanie des saints dans le temple de la connaissance. Il regretta de n’avoir pas mis sa veste en tweed et noué un papillon. Il se faisait rire, en savant. Bien sûr, il entendait une voix intérieure qui lui chantait l’air du catalogue :

« Maître d’Alkmaar, Maître d’Anghiari, Maître de l’Annonciation Gardner, Maître d’Amiens, Maître du Bambino Vispo, Maître du cassone Adimari, Maître du cloître des oranges, Maître de Figline, Maître de Flémalle, Maître de Francfort, Maître des Grandes Heures de Rohan, Maître de Hoogstraten, Maître de la Madeleine Mansi, Maître de la Madone aux gros yeux de la Pinacothèque de Sienne, Maître de la Madone Strauss, Maître de l’Observance — voici —, Maître des panneaux Barberini, Maître de la Passion Lyversberg, Maître de Prato, Maître de San Francesco, Maître de Santa Cecilia, Maître du triptyque Carrand, Maître de la Vierge entre les Vierges, Maître de la Vierge au perroquet, Maître des demi-figures, Maître des portraits princiers — tiens, il se peut qu’il soit achetable alors, celui-là ? —, Maître de 1499 — et lui ? — , Maître du fils prodigue, Maître du Saint-Sang, Maître du triptyque Morisson (Mr Morisson, Toledo, Ohio). »

Carlo lut tout, et cela l’enchanta. De nos jours, c’était presque mieux que de posséder un Rubens, un Motherwell ou un Velasquez. Jubilation de Mr Smith (Kansas City) quand on lui dit que son saint Jean n’est pas un Giotto ou un Fra Angelico : naissance du « Maître du Saint Jean Smith ». Le canard boiteux, le pseudo-Giotto, devient le fleuron de la collection, le cygne admirable de la « Smith Foundation » et l’aîné des petits-enfants de Mr Smith se prénomme John. Car ce n’est pas comme en astronomie, où celui qui découvre une comète lui donne son nom. En art, celui qui baptise n’est pas le savant qui a repéré le nouvel astre, mais le businessman qui l’a acheté. On ne peut pas donner le nom de Dieu à toutes les étoiles.

« Maître de l’Observance ». Il dépouilla avec gourmandise. Méprisa les articles autant que les pavés de vulgarisation, fit confiance aux historiens d’art italiens et anglais, sauta les titres en allemand, cocha un peu à l’aveuglette dans ce qui restait, une dizaine de volumes, qu’on lui apporta aussitôt. Il fallait être aussi étranger que Carlo à ce qu’est une bibliothèque publique pour n’être ni admiratif ni surpris. En un après-midi, il avait tout parcouru et le soir, rentré chez lui — il ne téléphona pas à Marge —, il tenait, serré dans son portefeuille, un feuillet qu’il déplia, haletant et songeur, un peu inquiet de voir à quel point cela l’intéressait :

« Maître de L’Observance (actif à Sienne entre 1420 et 1440)

Artiste identifié à partir d’un tableau de référence de 1436, qui représente la Vierge à l’Enfant entourée de saint Blaise, saint Côme et saint Damien, saint Antoine Abbé et saint Jérôme, qui se trouve dans la basilique de L’Observance, près de Sienne (Italie). On regroupe autour de cette œuvre les cinq panneaux suivants qui en constituaient la prédelle, anciennement attribués à Sassetta ou à Sano di Pietro et qui illustrent des pages de la Légende dorée de Jacques de Voragine :

1. Saint Antoine Abbé tenté par un tas d’or (Yale University Art Gallery)

2. Saint Côme et saint Damien remplacent la jambe d’un malade par celle du cadavre d’un Maure (Washington, National Gallery.)

3. Nativité (Prague, Galerie nationale)

4. Saint Blaise ordonne à un loup de rapporter son porcelet à une veuve (Lugano, coll. Thyssen)

5. Saint Jérôme en train d’écrire (Budapest, Galerie nationale) »

Plus bas, Carlo, qui avait repris pour l’occasion le stylo acheté le jour de ses dix-huit ans, méticuleux, avait griffonné pour se rendre maître du vocabulaire de base :

« Prédelle — partie peinte qui présente en bas d’un tableau — une pala d’autel ou un polyptyque — un certain nombre de scènes narratives illustrant par exemple des épisodes de la vie des saints. Souvent, une prédelle se divise en plusieurs panneaux.