En se rendant à la plage, on est passés devant un canal très large où des gens louaient des hydromotos. Les Américains appelaient ça des seadoo.
— Hé! On peut s'arrêter pour voir? a demandé Pierre qui avait visiblement envie d'essayer ces bolides de mer.
— Pourquoi pas?
On s'est garés pas très loin et on a marché vers une sorte de port. On entendait les vrombissements des hydromotos et ça sentait un peu l'essence, mais personne d'autre que moi ne semblait le remarquer. Je ne sais pas si les émanations de gaz et le bruit pouvaient nuire aux mangliers qui bordaient le canal.
Les mangliers sont des arbres aux racines gigantesques bien apparentes qu'on voit souvent près de l'eau. Ils ne sont pas rouges, comme l'indique leur nom anglais red mangrove, mais verts: c'est peut-être un daltonien qui les a baptisés?
D'ailleurs, Pierre est daltonien, il distingue mal les couleurs, surtout le vert, le brun, et le rouge, justement. Pour lui, les épi-nettes sont jaune serin! Et ma jupe de velours émeraude lui semble grise! Parfois, il porte des couleurs bizarres... Ça m'amuse beaucoup quand je le vois mettre des chaussettes dépareillées.
Quand il a rendez-vous avec une fille, il me demande souvent s'il ne s'est pas trompé dans son choix vestimentaire. En Floride, ce n'était pas nécessaire, car il était toujours habillé de blanc ou de bleu.
Comme Octave, qui surgissait devant nous au volant d'une hydromoto! Eh bien!
Il y en a qui ne s'ennuient pas! Il nous a fait un grand signe de la main après avoir rendu l'appareil au préposé à la location et s'est dirigé vers nous.
— Vous venez en faire?
— C'est-à-dire que... a commencé mon cousin, embarrassé.
— On allait à Lloyd's Park, j'ai envie de me baigner! ai-je dit en m'apercevant de la gêne de Pierre.
— Ce n'est pas dangereux, tu sais, a fait Octave en désignant son bolide.
— Ouais! a dit Pierre d'un ton dégagé. Je connais, j'en ai déjà fait.
Il mentait. Mais ça m'était déjà arrivé, à moi aussi, d'arranger un peu la vérité. En fait, c'était une demi-vérité, puisqu'il essaierait sûrement l'hydromoto durant notre séjour. Il anticipait, voilà tout.
J'ai fait un grand sourire à Octave, comme pour approuver mon cousin, puis j'ai pris le bras de grand-papa pour retourner vers l'auto en adoptant une démarche super indépendante. Ça m'énervait un peu la manière dont Octave étalait son argent. Enfin, l'argent de son père. Après l'hôtel et l'hydromoto, ce serait l'hélicoptère, peut-être?
— Hé! Ne partez pas si vite! On pourrait aller voir les parachutes de mer! Ils sont tirés par des yachts et montent à trente mètres dans les airs!
— C'est intéressant si on est dans les airs. Pas de regarder les autres s'amuser! ai-je fait. Bon, je vais me baigner! Tu viens, grand-papa? Pierre?
Octave m'a regardée, avec une drôle d'expression, puis il s'est adressé à Pierre:
— Tu peux venir me rejoindre à l'hôtel après avoir mangé? J'ai retrouvé deux copains hier soir. On pourrait s'amuser ensemble...
— O.K., a dit mon cousin. Je serai là vers treize heures.
Même s'il n'y avait pas le beau gars que j'avais vu la veille sur l'autre plage, je dois admettre que la plage de Lloyd's Park est fantastique! Elle est plus propre, plus vaste, plus sauvage que l'autre.
Grand-papa m'a expliqué qu'on l'avait réaménagée l'année précédente; on avait abattu des arbres et soufflé du sable sur des dizaines de mètres. Evidemment, les coquillages étaient enfouis très profondément et les nouveaux de l'année ne présentaient pas beaucoup d'intérêt. Tant pis, j'en chercherais à la Johnson. On ne peut pas tout avoir en même temps!
La mer était de la couleur exacte de mon maillot de bain et de ma mèche, et j'avais l'impression de me fondre dans l'immensité du monde quand je plongeais dans l'écume. Quel bonheur! J'aime presque autant nager qu'être amoureuse. Et, question déception, c'est moins dangereux! Sauf si on se noie, bien sûr...
Entre deux brasses; Pierre et moi avons reparlé de l'incident de la veille. On espérait bien revoir Dan; c'est super d'avoir un copain plus vieux. Et comme nos grands-parents l'avaient apprécié, ils nous laisseraient peut-être sortir plus tard le soir avec lui. On aime grand-maman et grand-papa, mais on aime aussi sortir sans eux. Il fallait trouver un moyen de le faire sans les inquiéter.
On s'est douchés en sortant de l'eau, car la mer laisse sur la peau une pellicule poisseuse de sel, puis on est rentrés à la maison pour manger. Youpi! Grand-maman avait préparé des sandwiches au poulet et des frites. J ' adore ma grand-mère !
Grand-papa nous a ensuite laissés en face de l'hôtel Hollywood en nous demandant de lui téléphoner quand nous voudrions revenir.
Je dois admettre que j'étais légèrement impressionnée. Toute cette architecture rose pâle prenait, sous les rayons du soleil, une teinte vermeille très douce, et les auvents d'un rose plus soutenu étaient autant de petites touches pimpantes. L'intérieur était assez chic, merci! Et on sentait Octave très fier de nous faire visiter sa chambre. Impeccable, puisque la femme de chambre avait tout rangé... Tellement bien rangé qu'on aurait dit que personne n'y avait dormi.
— Ton père n'est pas là? n'ai-je pu m'empêcher de demander.
— Il est parti à la pêche pour deux jours. La pêche à l'espadon. Au large.
— Tu n'avais pas envie d'y aller avec lui?
— Pourquoi? Il y a tout ce qu'il faut pour s'amuser ici! On va à la plage? Mes amis nous attendent.
Son ami John ne parlait pas un mot de français... Mais Antonio s'exprimait très bien, avec un accent espagnol chantant. Les gars se sont mis aussitôt à parler musique. Je suis certaine que Pierre ne comprenait pas tout, mais il semblait très enthousiaste. Moi, je m'ennuyais un peu et je me suis baignée, et fait bronzer et enduite de crème et rebaignée et rebronzée, puis j'ai cherché des coquillages.
Je n'étais pas la seule à avoir eu cette idée... On ne se battait pas pour les coquillages communs ou les olives. Mais si j'avais repéré un oeil de requin de l'Atlantique, je ne l'aurais laissé à personne; c'est le fameux coquillage enroulé comme un escargot, d'un beau rose nacré brillant! Ceux en forme d'étoile, les astrées à longues épines, sont aussi très recherchés.
Evidemment, quand on en trouve, ils ne sont pas parfaits! On s'excite quand on voit dépasser les pointes pour constater que la moitié d'entre elles sont cassées. C'est rageant!... Mais la chasse aux coquillages ne réserve pas que des déceptions; une excellente surprise m'attendait.
Le beau gars s'y intéressait aussi! Il avait un sac rempli de coquillages. Parfois, des gens s'arrêtaient pour faire des échanges. Je suis passée lentement devant lui. Il m'a fait un sourire.
Un petit sourire, mais c'était un début! S'il avait pu enlever ses lunettes noires! J'étais certaine qu'il avait des yeux aussi envoûtants que la mer! Et il devait avoir au moins vingt ans! Quand je raconterais ça à Laurence!
Inutile de dire que j'ai passé le reste de l'après-midi à arpenter la plage dans l'espoir de trouver un coquillage exceptionnel, un pleuroplocéa de Floride par exemple, qui mesure soixante centimètres, ou l'extraordinaire strombe géant tout tarabiscoté et du même rose que les volets de l'hôtel Hollywood. Mais il y avait trop de monde.
Malgré la densité de la foule, j'ai reconnu les deux filles du Lac-Saint-Jean et un voyageur qui était dans le même avion que nous. Je ne pouvais pas ne pas le remarquer: il portait des couleurs si phosphorescentes qu'il aurait pu traverser les boulevards échangeurs de Miami sans se faire frapper par une automobile! On le voyait à des kilomètres à la ronde! Il avait un appareil photographique rouge en bandoulière. Avec sa chemise d'un rose flamboyant, c'était écoeurant!