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Entre le grand treuil et la cabine ; là où il va accomplir sa tâche répugnante.

« Tu n’aurais pas dû en parler », dit-il.

Il a une voix froide, lointaine et étrangère.

« Est-ce que tu comprends, maintenant ? »

Il danse d’un pied sur l’autre, les yeux fixés sur elle. Elle grelotte. Elle a la bouche ouverte, sèche, pâteuse, et tout à coup elle rote. Il passe les bras autour d’elle, autour du magma formé par le filet, les cordes, les paquets de varech qui emprisonnent son corps, comme s’il allait l’inviter à danser une gigue grotesque, un tango absurde, et il la pousse vers l’arrière.

« NON ! »

Elle ne voit pas, en cet instant, ces images d’enfance dont on parle dans les films et les romans… Elle est seule. Il n’y a personne d’autre qu’elle et lui dans cette ténébreuse nuit d’octobre. Elle voit juste la masse sombre et menaçante de l’énorme treuil cylindrique devant elle, avec les boules orange des flotteurs enroulés sur les côtés, et le voile du filet qui la relie encore au bateau — ligne de flottaison, ligne de vie. L’instant d’après, il la pousse et elle plonge en arrière, dans le vide. L’eau froide et noire l’engloutit. Elle ouvre la bouche pour respirer, boit la tasse, tousse. Elle lutte pour ne pas être entraînée par le poids du filet, mais les vagues la giflent, la recouvrent puis s’écartent avant de revenir à l’assaut. La panique, la terreur explosent dans son crâne ; elle hurle mais, aussitôt, elle reboit la tasse, hoquette, l’estomac rempli d’eau de mer. Le moteur change de régime et, soudain, elle est emportée dans le sillage à grande vitesse, secouée, ballottée, tournant sur elle-même comme une toupie.

Ses mains tâtonnantes cherchent une issue entre les mailles du chalut, ses ongles griffent les cordages. Son corps se raidit dans l’eau froide, bien trop froide. Elle est prise de vertige. Plus il accélère, plus elle se sent entraînée par le fond. Un gros poisson — flétan ou saumon — se débat à côté d’elle. Sa tête plonge sous les vagues comme le bouchon d’une canne à pêche, puis elle ressurgit et, chaque fois, elle aspire avidement de grandes goulées d’air marin. De moins en moins de goulées, de moins en moins d’air… L’espace d’une seconde, dans les ténèbres remuantes et salées, elle voit tout, comprend tout — sa vie en un éclair, limpide et lumineuse.

Bien avant que le jour ne se lève sur la mer, elle est morte.

Ses yeux se sont ouverts comme ceux d’une poupée et sa peau a pris la couleur blanche et étincelante de la chair de poisson entre les mailles.

C’est ainsi, du moins, que cela a dû se passer — ainsi que je la vois…

UN

1.

Le ferry

Le 22 octobre 2013, vers 5 h 45 du soir (il faisait déjà presque totalement nuit), elle m’a dit :

« Henry, je veux qu’on fasse un break. »

C’est là, sans doute, que tout s’est joué. En dernière analyse, ce sont ces moments-là qu’on retient toujours. Ils sont comme des jalons de nos existences, comme des phares le long d’une côte. C’est en tout cas là que je l’ai perdue — au sens propre comme au sens figuré.

Je suppose que commencer cette histoire à bord d’un ferry est assez logique, non ? J’ai vécu sept ans sur une île boisée au large de Seattle. Et il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle. Le lieu ? Quelque part entre Anacortes, sur la côte du Nord-Ouest Pacifique, et Glass Island — à bord de l’Elwha. Le moment ? Une nuit tumultueuse, une nuit pleine de fureur et de ténèbres — une véritable nuit de tempête.

Il faisait un froid glacial, ce soir-là, je m’en souviens, la pluie des îles tombait à seaux renversés et, au-delà des lumières du ferry, dans le noir, on entendait la mer gronder comme une bête perpétuellement affamée et courroucée. À cause du vacarme infernal des huit mille chevaux-vapeur et des rafales de vent hurlant à nos oreilles, elle avait élevé la voix. J’ai fait de même :

« QUOI ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

Elle a battu des cils, baissé les yeux, les a relevés.

« Je sais que j’aurais dû t’en parler plus tôt mais…

— Parler de quoi ? ai-je dit. Naomi, parler de quoi ? »

Avec ce foutu boucan, j’étais obligé de hurler, moi aussi, pour me faire entendre.

Le ferry tanguait, nous contraignant presque à danser sur place. Nous nous trouvions sur le pont inférieur ouvert à tous les vents, près des voitures, alors que les autres passagers étaient douillettement assis là-haut, bien au chaud dans les ponts supérieurs fermés, à se raconter leur journée.

C’était Naomi qui avait tenu à descendre ici. À croire qu’elle ne voulait pas qu’on nous voie ensemble…

« Henry, je veux qu’on fasse un break. Une pause… pendant un moment… Le temps d’y voir plus clair. Il est arrivé quelque chose. J’ai besoin de réfléchir… J’ai besoin de… comprendre

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Comprendre quoi ? »

Je ne comprenais rien, en ce qui me concernait. Le vent a soulevé la petite mèche brune qui émergeait de sa capuche. Elle a levé les yeux, les a posés sur moi.

« Henry, j’ai découvert la vérité. »

Elle a planté son regard dans le mien. Naomi a — avait — des yeux améthyste, avec des nuances myosotis et lapis-lazuli, un cercle plus sombre, presque noir, autour de l’iris, et une cornée opaline : des yeux de chat.

« Quelle vérité ? » j’ai demandé.

J’ai été pris d’un vertige. Ma tête s’est mise à tourner.

« J’ai découvert qui tu es.  »

Voilà. Ça a commencé comme ça.

Une séparation — comme il y en a des millions chaque année à une époque où tout le monde veut le bonheur sans en payer le prix. Nous avions seize ans, cet automne-là.

« Qui je suis ? Mais bon Dieu, de quoi est-ce que tu parles ? »

Cette fois, elle n’a pas répondu.

« Pourquoi tous ces mystères ? j’ai dit. Pourquoi tu ne m’envoies plus de textos, pourquoi tu me fuis ? Qu’est-ce qui se passe, Nao ? »

J’ai senti mes intestins se nouer. Cela faisait une semaine à présent que j’avais un pincement au cœur chaque matin au réveil en contemplant l’écran vide de mon téléphone.

Pas de texto

Chaque fois, le constat me filait la nausée. Jusqu’à il y a quelques jours encore, pas un seul matin ne se passait sans que je trouvasse un petit message tendre au réveil. Juste quelques mots — dont chacun témoignait de la profondeur de nos sentiments. De même que j’en envoyais un chaque soir. Avant de m’endormir.

Celui d’hier était un brin grandiloquent. Il disait : Rien ne nous séparera jamais. Je t’aime. Je t’aimerai toujours.

Je sais ce qu’est une rupture.

J’ai vu Josh Landis très pâle, au bord des larmes, au fond de ce pub miteux, quand Casey Hinshaw lui a annoncé que c’était fini. J’ai vu Tess Parsons, une fille bien, ravagée pendant des semaines quand cette salope de Shanna McFaden a diffusé une vidéo où on voyait Danny Lovasz — l’ex-copain de Tess — jurer ses grands dieux que Tess n’était rien pour lui. Je sais ce qu’est une rupture.