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Un flash soudain dans ma mémoire : je me revois parcourant les coursives et les salles, scrutant les visages, détaillant les silhouettes — et un ou deux détails attirent mon attention. Par exemple, la présence à bord de Jack Taggart. Il est assis dans le fond, à la dernière table avant la porte qui donne à l’arrière du bateau, et, bien que ce soit l’heure de pointe, il a la table pour lui tout seul. Tout le monde à bord ou presque connaît Jack et personne n’a envie de faire la traversée avec lui. Taggart vit seul au fond des bois, du côté le plus inhospitalier de l’île, au pied du mont Gardner, la plus haute montagne de Glass Island, qui culmine à deux mille quatre cent huit pieds, soit sept cent trente-trois mètres. Il a la réputation d’être un sale type et, croyez-moi, parfois les réputations sont justifiées. Ce soir-là, il fait un puzzle. Il y a toujours des puzzles sur les ferries.

« Elle a dû s’enfermer dans les toilettes des femmes, a dit Charlie. Tu as vérifié les toilettes des femmes ?

— Bien sûr que non.

— Alors, elle est là. » Son assurance était communicative. Charlie est un type qui doute rarement, sauf en ce qui concerne les filles. Il traverse la vie toutes voiles dehors. Il a mis une main sur mon épaule : « Ça s’est mal passé, hein ? » Pendant une fraction de seconde, j’ai lu autre chose que de la compassion dans son regard — de l’intérêt et de la curiosité.

J’ai hoché la tête.

Il m’a pris par le bras et m’a conduit à notre table.

« Vous l’avez trouvée ? » a demandé Kayla.

Charlie lui a fait signe de laisser tomber.

« Elle a trouvé quelqu’un d’autre pour la ramener », a dit Charlie à côté de moi quelques minutes plus tard, le visage éclairé par les feux arrière de la voiture qui nous précédait et par les cadrans du tableau de bord.

J’étais assis au volant, dans la pénombre des ponts inférieurs. Terrassé par un cafard monstre. Je savais qu’il avait raison. L’Elwha (un nom indien de la tribu Chinook qui signifie « élan » ou « wapiti ») peut contenir plus de mille personnes et cent quarante-quatre voitures. Ça fait un paquet de monde. Elle avait très bien pu nous éviter et trouver refuge dans la voiture de n’importe quel autre élève du bahut — fille ou garçon.

Des sirènes ont retenti dans les entrailles du navire ; des gyrophares se sont mis à tournoyer, jetant des lueurs orangées sur les pare-brise. J’ai mis en route les essuie-glaces et on a démarré à la queue leu leu en direction des lumières noyées d’East Harbor, tandis que les employés en gilets jaunes agitaient leurs bâtons fluorescents.

2.

Comme un archet silencieux

Je m’appelle Henry Dean Walker.

J’aime les livres,

les films d’horreur,

les orques et Nirvana

et j’ai seize ans.

Je vis sur Glass Island, une île au nord de Seattle, à quelques milles marins du Pacifique, à l’ouest de Bellingham et du comté de Whatcom, dernière étape avant la frontière américano-canadienne. Elle appartient à un archipel, les San Juan, qui compte sept cent cinquante îles et îlots à marée basse et plus d’une centaine à marée haute. Semés comme une chaussée rocailleuse et couverts de forêts, de petits ports pittoresques et de routes. Toujours des routes : accrochées aux corniches, surplombant estuaires et bras de mer, sinuant tels des ruisseaux dans nos forêts profondes — une vision de l’Amérique.

Ici, les ferries les prolongent. Et, à la place des requins, on a des orques. En hiver, au printemps et à l’automne, il pleut. Ou bien le brouillard est si épais qu’on ne voit pas la côte, ni même la cime des sapins, encore moins celles, enneigées, de la chaîne des Cascades, cent kilomètres plus à l’est. En été, il pleut aussi — mais moins. À la belle saison, les touristes viennent du monde entier pour voir les orques. De bon matin, ils font la queue pendant des heures sur les routes menant aux embarcadères des ferries, colonisent les hôtels et les bed and breakfast de l’archipel, picolent un peu trop, prennent des milliers de photos qu’ils s’empresseront de supprimer ou d’oublier dans la mémoire de leurs ordinateurs et ils ancrent leurs voiliers et leurs yachts par dizaines dans la marina. Cette frénésie estivale, de juillet à octobre, c’est à cause de trois films : Sauvez Willy 1, Sauvez Willy 2 et Sauvez Willy 3. Ils ont été en partie tournés dans les îles — et ils ont rendu les orques si populaires que le premier imbécile venu ne désire qu’une chose : en voir au moins une avant de rentrer chez lui.

Mais une fois les touristes repartis, Glass Island retrouve son calme. Et sa promiscuité… Ici, tout le monde connaît tout le monde. On est entre soi. C’est une des particularités de notre île : contrairement à Seattle ou à Vancouver, ou même à Bellingham, les gens d’ici laissent leur porte ouverte quand ils vont faire leurs courses, et même parfois quand ils dorment. Bien sûr, les luxueuses résidences secondaires d’Eagle Cliff et de Smugglers Cove — qui sont fermées sept mois sur douze tout en accaparant les anses les plus pittoresques de l’île — sont un peu mieux protégées, mais à peine. Il faut dire que notre île est genre « forteresse naturelle ». Pour commencer, elle n’est pas fastoche d’accès : il faut une bonne heure de ferry à partir d’Anacortes pour rejoindre East Harbor et, à partir de là, il n’y a pas plus d’une dizaine de routes et autant de pistes carrossables interdites aux promeneurs, avec à l’entrée des chaînes rouillées ou des barrières sur lesquelles on peut lire PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Ensuite, il n’y a pas tant d’endroits que ça où un bateau peut accoster. Et puis, il est interdit de camper, il n’y a que deux hôtels et, à la belle saison, la plupart des touristes dorment chez l’habitant.

Comme je l’ai dit, tout le monde connaît tout le monde. Les gens d’ici n’ont pas de secrets. Ou alors ils sont contraints de les enfouir au plus profond d’eux-mêmes.

C’est ça, Glass Island. C’est du moins ce que je croyais.

Je plante le décor parce qu’il a son importance. Mais ce n’est pas chez moi. Pas vraiment. Je n’ai pas de chez-moi : on a beaucoup voyagé, beaucoup déménagé, mes mamans et moi. Dans de grandes villes comme Baltimore ou dans des endroits difficiles d’accès comme Marathon en Floride, Port Oxford dans l’Oregon et Stowe, dans le Vermont. À croire qu’on fuyait quelque chose. On fuyait quelque chose. La question, c’est quoi. À ce jour, je n’ai obtenu d’autre réponse que des dénégations désinvoltes de la part de mes deux mères : « Mais enfin, Henry, où tu vas chercher ça ? On aime les endroits pittoresques, c’est tout ! » Il nous est même arrivé de déménager en pleine nuit, à l’arrache. « Henry ! Vite ! Habille-toi ! » J’avais neuf ans, cette fois-là. Je n’ai pas oublié, contrairement à ce qu’elles croient. On vivait à Odessa, Texas, depuis huit mois. Un mois plus tard, on s’installait sur Glass Island. Autrement dit (prenez une carte) à l’autre bout du pays. Sept ans qu’on est ici. Un record, je crois bien.

J’aime mes mamans. Elles s’appellent Liv et France, sans s, comme le pays. Je les aime. Vraiment beaucoup. Mais quelquefois, il m’arrive de les trouver un tout petit peu trop… protectrices. Par exemple, il m’est formellement interdit de mettre une photo de moi sur Facebook ou sur n’importe quel autre réseau social, site de rencontres ou blog perso. Vous trouvez ça bizarre ? Moi aussi. Je le leur ai dit. Leur réponse : « Henry, tu ne comprends donc pas que tout ce que vous mettez sur Internet y est pour l’éternité et que la notion de vie privée n’existe pas pour ces gens-là ? Ils s’en tapent, de votre vie privée. Et même pis : ils ont bien l’intention de faire du fric avec. Se balader sur Internet, c’est comme se balader à poil toute la journée dans une maison de verre : tu vois ce que je veux dire ? Le jour où tu seras devenu adulte et où tu voudras retirer tous ces trucs dont tu auras honte, tu sais ce qu’ils te répondront ? Désolé, bonhomme : fallait y penser avant… » (Liv.)