Une fois à bord, Noah continuait de les observer, l’air de rien, accoudé au bar avec son mauvais café. Puis il faisait un tour et se faufilait entre les passagers, en laissant traîner une oreille…
Malgré cela, il n’avait pas beaucoup avancé. Cette île n’aimait pas les étrangers. À part un ou deux ivrognes et la pipelette qui tenait le magasin de souvenirs, les habitants ne s’épanchaient pas facilement. Difficile de leur tirer les vers du nez. Mais il fallait voir le bon côté : il avait une chambre avec vue sur la baie — splendide les rares fois où elle n’était pas noyée dans le brouillard ou la pluie —, l’air était moins pollué qu’en ville, et c’était mieux payé et infiniment moins dangereux que d’enquêter sur un membre des gangs, sur des bikers défoncés avec leur propre marchandise ou sur un policier ripou.
Trois jours plus tard, Noah Reynolds eut pour la première fois, en ouvrant le journal, le sentiment que quelque chose se passait. Il y avait cet article à la une du Seattle Times :
Et, surtout, le lendemain, ce nouvel article avec la photo au-dessous.
C’était la fille brune, pas de doute : celle qui sortait avec l’ado ténébreux. Ils l’avaient appelée Naomi. C’était bien elle : Naomi Sanders. Son nom écrit dans le journal. On avait trouvé son cadavre sur une plage de Glass Island. Assassinée… Ça changeait tout ! En sortant sur le balcon de sa chambre, ce matin-là, il put le constater : l’armada des journalistes télé, radio et presse écrite avait déjà débarqué. Ils erraient autour de la marina et dans le centre comme des fourmis qui ont trouvé un accès au garde-manger. Dorénavant, il pourrait se fondre plus facilement dans la foule des nouveaux venus, mais pas sûr que ça facilite ses investigations auprès d’îliens déjà viscéralement méfiants.
Il fallait qu’il parle à Bernd Krueger. Le plus vite possible.
20.
Diablo
« Ralentis », a dit Hunter Oates.
Il était assis sur le siège passager, Charlie et Johnny à l’arrière. Darrell Oates suivait, au volant de son monstrueux F-350 Super Duty noir.
Le virage est apparu, tout en haut de la montagne. Et, en contrebas, le lac Diablo niché entre des pentes drapées d’épais sapins, avec ses deux îles. Ses eaux avaient pris une teinte grisâtre, et il y avait de la neige sur les montagnes dans le fond — les cimes se perdaient dans les nuages.
Le vent sifflait autour de la voiture.
« Avance sur le terre-plein », a dit Hunter en désignant le petit parking en terre battue, de l’autre côté du virage.
J’ai traversé la route.
« Avance tout droit. Avance encore… »
Ma pomme d’Adam s’est prise pour un ascenseur à grande vitesse. J’ai avancé jusqu’au bord du terre-plein. Au-delà commençait une courte pente abrupte à l’herbe rase, puis un à-pic vertigineux dévalait en direction du lac, avec de grands sapins tout autour, sentinelles altières.
« Si vous essayez de descendre, je vous abats », a dit Hunter — et il est sorti.
Dans le rétroviseur, je l’ai vu se hisser à bord du Super Duty, dont la masse menaçante envahissait toute la lunette arrière. Darrell et lui ont bavardé en nous observant à travers le pare-brise.
« Qu’est-ce qu’ils foutent ? » a dit Charlie.
Et soudain, j’ai vu le Super Duty bouger. Son pare-buffle a heurté mon pare-chocs arrière et la Ford s’est mise à avancer.
« Oh, nonnnnnnnnnnnn ! a hurlé Johnny. Ils vont pas écouter le Vieux ! Ils vont nous tuer, putain ! »
J’ai écrasé la pédale de frein. En vain. La Ford continuait d’avancer, irrésistiblement poussée par les quatre tonnes et demie du monstrueux 4 × 4 vers la pente, vers une inévitable série de tonneaux puis une chute de plusieurs centaines de mètres.
« Je sors de là ! Tant pis s’ils me flinguent ! » a lancé Charlie en ouvrant sa portière.
Les roues avant ont mordu la pente herbeuse, puis perdu de l’adhérence. Presque debout sur la pédale de frein, j’ai crié : « Sautez ! Sautez ! » Le Super Duty nous poussait toujours en avant… Johnny a ouvert sa portière à son tour, et ils se préparaient à sauter quand le F-350 s’est brusquement immobilisé. J’ai entendu qu’ils coupaient le moteur. J’ai aspiré une grande goulée d’air, le visage et le cou liquéfiés, la nuque contre l’appuie-tête, et je me suis senti comme Betty Lou Oliver[2].
Dans le rétro, Hunter et Darrell Oates ont bondi à terre.
« Toi, m’a dit Darrell, tu descends. Les autres, vous restez là-dedans. Essayez encore une fois de sortir de cette caisse, les mecs, et je vous jure qu’on vous jette nous-mêmes dans ce foutu lac. »
J’ai ouvert la portière et je suis descendu. Le vent qui soufflait sur les hauteurs m’a empoigné.
« Viens. »
Darrell est remonté à bord du Super Duty. « Monte. » J’ai obéi. J’ai grimpé dans la cabine, me suis assis à côté de lui. Il faisait si sombre qu’on aurait cru le soir arrivé alors qu’il n’était que 2 heures de l’après-midi ; le ciel était entièrement bouché, les sapins noirs et les montagnes presque invisibles à présent. J’ai distingué des lumières en bas, là où se trouve le village de Diablo : une poignée de baraquements sans doute destinés aux ouvriers du barrage.
Il a sorti la clé USB, l’a branchée et a allumé l’écran sur le tableau de bord.
« C’est pas une copie, c’est l’original, a-t-il dit. Mon père peut dire ce qu’il voudra : je te filerai pas de copie… Pas question. Ce vieux salaud croit qu’il commande mais je lui pisse à la raie… Tu vas regarder, maintenant, et après tu vas oublier c’que t’as vu. Et si tu parles de ça à la police, t’es un homme mort, t’entends ? Je veux dire un petit puceau mort… Si c’est pas moi qui te fais la peau, ça sera mes frangins. Et si on se retrouve tous en taule à cause de vous, on a suffisamment d’amis pour qu’un jour il vous arrive un méchant accident, tu piges ? Et ils s’en prendront aussi à tes deux mamans. Tu vois : je sais qui tu es… Ils leur feront mal, oh ouais, ils les feront souffrir, peut-être même qu’ils les violeront, tu comprends ? Ça leur ferait du bien, pour une fois, d’avoir une bite… Pareil pour vos copines et tes potes, là… Tu as pigé ? »
J’ai hoché la tête, dents serrées. Il a lancé la vidéo.
Les mêmes images que celles aperçues sur l’ordinateur de Taggart. Les mêmes silhouettes aux masques blancs. Vêtues de pantalons et de tee-shirts noirs. Hommes et femmes. La vieille église en bois transformée en atelier de théâtre par Nate Harding. La vidéo prise à travers une vitre, à l’insu des participants. J’ai dégluti. Ils se donnaient l’accolade, comme la dernière fois. Se congratulaient. S’encourageaient. Puis ils ont commencé à se… déshabiller.
… à se toucher…
… à se caresser…
La plupart avaient des corps de personnes mûres, mais il y en avait aussi quelques-uns de plus jeunes au milieu. Ces derniers étaient l’objet de toutes les attentions ; les mains des autres s’activaient sur leur peau, dans les moindres replis de leur anatomie. Je respirais de plus en plus fort, fasciné et nauséeux.
« Sacré spectacle, hein ? » a commenté Darrell.
Je ne pouvais détacher mon regard de l’écran, penché vers le tableau de bord.
2
Le 28 juillet 1945, Betty Lou Oliver travaille au 80e étage de l’Empire State Building quand un bombardier B-25 Mitchell percute le gratte-ciel à l’étage au-dessous et explose. Grièvement brûlée, elle est évacuée par l’ascenseur, qui se décroche et fait une chute de 75 étages ! Elle a néanmoins survécu aux deux accidents et figure dans le Livre des records pour la plus longue chute en ascenseur connue.