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C’était ça, notre île, aux yeux d’un enfant : le plus beau, le plus extraordinaire, le plus irremplaçable des territoires. Et, comme la patelle, je n’avais qu’un désir : passer toute ma vie sur le même rocher. Mais si un enfant se plaît n’importe où, il en va autrement quand on a seize ans. À présent, cette île, avec ses longs mois de pluie et son été trop bref, son isolement et son heure de ferry pour rejoindre le continent, m’apparaissait pour ce qu’elle était : une prison.

Comme je l’ai dit, je rêve de devenir écrivain.

Ou cinéaste.

Ne soyez donc pas surpris par mon langage : je suis juste un jeune homme normalement éduqué, comme tous ceux de mon âge devraient l’être, c’est-à-dire pas tout à fait aussi attardé que ces crétins du lycée qui se sont déchaînés sur Walt Whitman quand le prof de littérature leur a demandé de commenter Feuilles d’herbe. « Bâtard défoncé », « pédé de poète de sa race » ont été quelques-uns des compliments adressés au grand homme par tweets interposés. À part ça (preuve de ma normalité), j’aime les films d’horreur et Nirvana. Des posters de Massacre à la tronçonneuse, de Hellraiser, de Evil Dead 2, de Hostel, et même du Dracula de Tod Browning tapissent les murs de ma chambre. « Toujours agréable d’entrer dans ta chambre, Henry : ça donne l’impression d’être au musée des horreurs. » (Liv.) Et, chaque année, avec Charlie, on effectue un pèlerinage à l’Experience Music Project de Seattle rien que pour voir l’extraordinaire galerie interactive consacrée au groupe d’Aberdeen.

Mon texte préféré ? Le Tour d’écrou.

Mon film d’horreur préféré ? L’Exorciste (et aussi La Malédiction et Ring).

Mon album préféré ? In Utero.

Je me suis réveillé en retard, sans avoir entendu le réveil, le lendemain de ma triste altercation sur le ferry. J’ai capté en revanche la voix de Liv en bas qui criait : « Henry ! Henry ! T’as vu l’heure ? » Je me suis douché en vitesse, j’ai enfilé les premières fringues qui me sont tombées sous la main, j’ai attrapé mes livres de maths et de biologie et je suis descendu.

Dans les marches, j’ai consulté mon téléphone et mon cœur s’est comprimé une fois de plus.

Pas de texto.

7 h 02 du matin. Je savais qu’elle était réveillée depuis longtemps : Naomi était une lève-tôt. Mais c’était sans espoir désormais, ça aussi je le savais.

Ce matin-là, maman France me guettait dans la cuisine, serrant frileusement les pans de son peignoir de flanelle autour d’elle, une tasse de café fumant à la main. Un épais brouillard collait aux vitres. En descendant les marches, j’ai ouvert la main devant mon visage, le pouce rejoignant mon menton, pour dire :

Maman.

Elle m’a souri et a serré ses deux poings l’un contre l’autre :

Il fait froid.

J’ai répondu non à voix haute : maman France est sourde et muette, mais elle sait lire sur les lèvres. Elle a joint l’index et le majeur de chaque main et les a écartés en haussant les sourcils :

Des œufs ?

Je lui ai fait signe que non et j’ai avalé un café en vitesse. Puis je me suis dirigé vers la porte en sentant son regard peser sur mon dos. Des voix montaient de la salle à manger, dont celle de Liv. Ça sentait les œufs brouillés, le bacon frit, le pain perdu aux airelles et le café. Nous avions un couple de clients hors saison, venus d’Europe, qui partait le jour même pour la Colombie-Britannique. Ils avaient sans doute trouvé l’adresse sur Internet : Liv et France tiennent un bed and breakfast. Tenir un bed and breakfast n’était pas ce qu’elles avaient prévu en arrivant ici si j’en crois les discussions orageuses qu’elles ont parfois (Liv élevant la voix, France agitant les mains dans tous les sens et à toute vitesse). Liv a longtemps espéré devenir violoncelliste à l’orchestre symphonique de Seattle, ou remporter le prix Beatrice Herrmann de la meilleure jeune artiste décerné chaque année par le Tacoma Philharmonic. C’est une excellente interprète (et sa première fan est France, qui adore la regarder jouer et peut rester de longues minutes fascinée comme un chat par le mouvement de l’archet), mais elle est un peu trop velléitaire et âgée pour ça. France travaille pour une célèbre multinationale de micro-informatique basée à Redmond, qui a une politique volontariste en matière de handicap ; parfois, elle ne rentre pas de la semaine. Mais elle aide Liv à tenir la maison pendant les vacances et les week-ends. Elles l’ont meublée avec de vieilles malles-cabines, de grands lits profonds et des tissus de lin et de coton, des objets chinés dans des brocantes, des fleurs, des fougères, des tapis, des livres et des attrape-rêves. La maison elle-même est un chalet typique du Nord-Ouest Pacifique, avec une toiture en bardeaux de cèdre, des fenêtres d’angle et une terrasse qui jouit d’une vue époustouflante sur le détroit et les montagnes. Une succession de chemins en planches et d’escaliers dévale la pente jusqu’à un ponton d’abord fixe puis amovible, au bout duquel se balance un canot à moteur. La maison aurait bien besoin d’un coup de pinceau, si vous voulez mon avis, le toit est vert de mousse, la peinture s’écaille, les chêneaux sont pleins de feuilles, le sel ronge le cadre des fenêtres et trop de ronciers et de jeunes arbres encombrent la pente — mais on est bien ici et, à l’intérieur, tout est chaleureux et douillet comme dans un nid.

C’était ça, la vie sur Glass Island : quelque chose d’aussi doux, paisible et dépourvu d’enjeu que le spectacle d’un archet silencieux. Sur un tronc, quelqu’un a gravé :

LE PARADIS PERDU

J’ignore de qui il s’agit — peut-être un des touristes qui, chaque année, s’extasient devant la vue et rêvent un instant de laisser tomber leur logement en ville, leur vie stressante gouvernée par la technologie et leur course contre le temps pour venir s’installer ici. Mais c’est un bon résumé de l’histoire qui va suivre. Car je ne le savais pas encore, mais j’allais apprendre que les paradis sont faits pour être perdus.

Et que toute genèse commence par un crime.

3.

Le royaume

Il y a à ce jour 7 212 913 603 habitants sur cette planète.

Il y a environ 422 000 naissances chaque jour sur terre.

Il y a en moyenne 170 000 personnes qui meurent, soit un peu plus de 12 millions par mois et 154 millions de décès par an. (Si vous pensez que votre vie, votre petite vie personnelle, votre ego et tout ce qui va avec sont importants, rapportez-les à ces chiffres et, si vous croyez en Dieu, eh bien, dites-vous qu’Il est probablement un fonctionnaire avec trop de dossiers à traiter en même temps et un budget insuffisant, là-haut.)

Il y a à ce jour 6,8 milliards d’abonnements au téléphone portable et 2,8 milliards d’accès à Internet.

Mais il n’y a qu’un seul Charlie.

Charlie est mon meilleur ami.

Charlie est une espèce à part et — sans l’ombre d’un doute — un être humain spécial.