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Quelques infos de première bourre sur mon ami Charlie :

Charlie est toujours en retard. Charlie est puceau. Charlie est complexé par son physique. Charlie porte des chemises au col boutonné. Charlie est obsédé par le sexe. Il adore les histoires salaces (entre nous, on dit de cul). Charlie est un garçon cynique. Et insolent. Et drôle. Très très drôle… Mais, en vérité, ce qu’il y a de plus important quand on a seize ans, ce n’est pas tant d’être, c’est d’avoir l’air : Charlie fait semblant d’être cynique, il fait semblant d’être insolent. En vérité, Charlie est la crème des crèmes ; Charlie est le meilleur ami dont on puisse rêver.

Ce matin du 23 octobre, j’ai poussé la porte du magasin de ses parents : le Ken’s Store & Grille, en haut de Main Street (« Épicerie, Essence & Diesel, Boissons, Vidéos », clame le grand écriteau sur la façade, autour d’une peinture de cinq-mâts délavée et de ce rappel historique : « depuis 1904 »). Il est aussi écrit, à l’extérieur : Breakfast & Burritos, sandwiches frais, free wifi, magasin fantastique, Deli fabuleux, Grill extra-fin et bar friendly… Le brouillard et la nuit se pressaient derrière les fenêtres en ce matin d’automne, une brume qui sentait la marée, le poisson et le carburant diesel, comme dans tous les ports du monde. Il y avait aussi les bruits :

le cliquetis infatigable des mâts dans le port,

une enseigne de magasin qui émettait un bruit rouillé en se balançant dans le vent marin,

les mouettes dont les cris vrillaient la brume,

les miaulements du vent lui-même — qui montaient et retombaient, montaient et retombaient —,

la ferveur sourde, lointaine et mystérieuse de la mer,

le teuf-teuf-teuf d’un bateau à moteur invisible quittant le port…

À l’intérieur régnait le silence — hormis le grésillement d’un néon défectueux dans le magasin désert et le léger bourdonnement de la rangée de congélateurs sur la droite, tandis que je m’avançais vers le distributeur à ma gauche.

Puis est monté le son clair des pièces que j’ai fait tomber dans l’appareil. Charlie aurait dû être là. Où était-il ?

Je voyais mon pâle visage se refléter dans la vitre éclairée du distributeur, mon visage défait, mon visage inquiet, et la barre chocolatée s’est avancée au bout de sa pince quand une musique s’est élevée brusquement derrière moi. J’ai sauté en l’air comme si le plancher s’était changé en trampoline. Une musique stridente, acérée : AC/DC, The Razors Edge. En me retournant, l’horreur a déferlé dans ma poitrine, comme on dit dans les romans de Stephen King et de Lovecraft. Au sol, à environ quatre mètres, les pieds de Charlie dépassaient derrière la rangée de congélateurs. Immobiles. Légèrement écartés. En position 10 h 10. J’ai reconnu la musique — celle de son téléphone portable : il devait se trouver au fond de sa poche — et ses Air Jordans.

« Charlie ! ai-je crié. Charlie, oh, merde, Charlie ! »

Je me suis précipité. La musique a cessé de retentir et le silence est retombé, aussi épais que la purée de pois dehors. Charlie ne bougeait pas. L’espace d’un instant, en remontant la rangée des congélos, je me suis dit qu’il s’était évanoui — ou qu’il était mort.

« CHARLIE !

— Bordel, Henry, tu peux pas gueuler un peu moins fort ! »

Il était bien là, allongé sur le plancher. Et on ne peut plus vivant… En réalité, il avait sa grosse tête ronde entre les pieds du mannequin qui portait les créations de l’été dernier, comme ils disent (la raison pour laquelle elles n’avaient pas encore été remplacées par des vêtements d’hiver m’échappait) — et le regard très exactement fixé sur l’entrejambe dudit mannequin recouvert d’une minuscule pièce de tissu bleu.

« Tu vois pas que je me concentre ?

— Qu’est-ce que tu fous ?

— À ton avis ? J’essaie de l’imaginer avec une chatte…

— Quoi ?

— Quel genre de chatte ce serait, d’après toi ?

— Putain, Charlie ! »

Il s’est relevé, s’est épousseté les mains, a bâillé, s’est étiré. « Quoi ? Me dis pas que t’en as jamais vu…

(Oh non, Charlie, s’il te plaît, pas aujourd’hui)

— Je t’interdis de… »

Il a levé les mains en signe de paix, a ramené une mèche de cheveux derrière son oreille gauche. Charlie a les cheveux raides et noirs comme des plumes de corbeau et séparés par une raie bien nette au milieu qui laisse voir son cuir chevelu. Comme ils sont un tantinet longs, il les ramène en permanence derrière ses oreilles.

« OK. OK. N’en parlons plus. » Il a attrapé son sac à dos et son skate-board Zero noir à tête de mort derrière le comptoir où se trouve la caisse enregistreuse, puis a regardé qui l’avait appelé sur son téléphone portable et mon ventre s’est noué de nouveau en pensant au mien — désespérément silencieux. « Merde, encore de la pub… Tu sais quoi, Henry ? Tu devrais te laisser aller de temps en temps, te lâcher un peu. » Il m’a jeté un coup d’œil, l’air endormi, comme tous les matins. On a franchi la porte du magasin, retournant dans la nuit d’octobre et la brume à l’odeur marine. « Tu devrais arrêter de te palucher, j’ai dit en me dirigeant vers la voiture.

— Sûr, m’a-t-il rétorqué en refermant la porte du magasin. Certains jours, elle est plus gonflée qu’un artichaut tellement je l’astique ! Si la masturbation était une discipline olympique, j’aurais la médaille d’or ! Je suis le Usain Bolt de la branlette ! »

Il avait presque hurlé et j’ai jeté un regard inquiet vers la fenêtre de ses parents, derrière le magasin — ses parents qui n’auraient raté la messe du dimanche pour rien au monde, et qui croyaient dur comme fer que ce dernier avait été créé en sept jours. Mais là encore, j’ai senti qu’il se forçait — comme ces comiques qui doivent assurer le show même après un deuil ou une séparation. C’était ça, Charlie. Et c’était mon meilleur ami.

Je suis arrivé sur cette île il y a sept ans, soit à l’âge de neuf ans. Mais Charlie, Naomi, Johnny et Kayla y vivent, eux, depuis bien plus longtemps, depuis toujours pour certains. C’est leur royaume — et c’est aussi le mien depuis qu’ils ont fait de moi l’un des leurs. Comme l’a dit Henry Miller, tout ce qui ne se passe pas dans la rue est faux, dérivé, littérature. Et la rue était à nous. Enfin, presque. Il y avait bien Shane, Paulie et Ryan — ces trois bons à rien — et quelques autres voyous de l’archipel. Mais, en leur absence, nous étions les rois du monde.

Notre royaume s’étendait de la moindre petite crique encerclée de forêts jusqu’à South Beach, la plus longue plage de l’île, au sud — qui fait face au détroit de Juan de Fuca menant aux eaux du Pacifique, et qui est festonnée de montagnes de bois flotté : des kilomètres de troncs rejetés par la mer, allant du beurre clair pour les derniers échoués au gris cendre pour les plus anciens. Il s’étendait du haut de Main Street — où se trouvent les terrains de base-ball, de soccer et de basket, et l’église catholique St. Francis — jusqu’à l’embarcadère des ferries, près du petit centre commercial sur pilotis qui compte, entre autres, une boutique de souvenirs et de fringues estampillés « Glass Island », le Blue Water Ice Cream Fish Bar et un restau chinois. Il s’étendait des laisses de basse mer où, plus jeunes, nous pataugions au milieu des clams glougloutants, jusqu’à la forêt enchantée de Crippen Park — avec ses arbres tourmentés et ses formes fantastiques.