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J’étais comme tout le monde : je voulais une maison avec piscine à Los Angeles, et s’il y avait une salle de cinéma, un bar et un strip-club au sous-sol, c’était encore mieux. C’est la première fois que toute l’humanité voulait habiter au même endroit.

J’ai négligé de me présenter parce que la plupart d’entre vous me connaissent déjà. Inutile de raconter une vie qui ne m’appartient plus puisqu’elle est exposée dans Voici chaque vendredi. Je préfère vous parler de ce qui m’appartient : ma mort.

Je suis allergique à l’automne, car ensuite vient l’hiver et que je n’ai pas besoin de l’hiver : il fait déjà très froid en moi. Je suis le premier homme qui sera immortel. Ceci est mon histoire ; j’espère qu’elle durera plus longtemps que ma notoriété. Je porte une chemise bleu nuit, un jean bleu nuit et des mocassins bleu nuit. Le bleu nuit est la couleur qui me permet de porter le deuil sans imiter Thierry Ardisson. J’anime la première émission chimique au monde. Vous m’avez forcément vu dans mon « chemical show » sur YouTube, là où les lois françaises ne s’appliquent pas, où la télévision a tous les droits, sans la moindre censure. C’est une émission de débats où j’organise des engueulades sur des sujets d’actualité. L’originalité du concept est que tous les invités sont obligés de gober un comprimé une heure avant l’antenne : Ritaline, Methadone, Captagon, Xanax, Synapsyl, Rohypnol, LSD, MDMA, Modafinil, Cialis, Solupred, Kétamine ou Stilnox, au hasard. Ils piochent leur gélule dans une jarre recouverte de soie noire sans savoir quelle molécule ils vont avaler. Amphétamines, opiacés, cortisone, somnifères, anxiolytiques, excitants sexuels ou hallucinogènes psychédéliques : ils ignorent dans quel état ils abordent la conversation la plus médiatique de leur vie. Le résultat score des millions de vues sur toutes les plates-formes. Pour le style d’animation, je me situe à mi-chemin entre Yann Moix et Monsieur Poulpe — intello mais déconneur (le communiqué de presse dit « pertinent et impertinent »). J’ai un vernis de culture générale mais je ne l’étale pas pour ne pas faire fuir les incultes : le genre de salaud capable de naviguer aisément entre théologie et scatologie. La semaine dernière, un ministre s’est endormi sur mon épaule en suçant son pouce au lieu de défendre son projet de loi, une comédienne a glissé sa langue dans ma bouche en dévoilant sa poitrine (j’ai dû appeler le service d’ordre pour l’empêcher de se doigter devant la caméra 3), et un chanteur a fondu en larmes avant d’uriner dans son froc en parlant de sa mère. Quant à moi, cela dépend : une fois j’ai mis dix minutes à articuler « Madame, Mademoiselle, Monsieur, bonsoir », une autre j’ai interviewé mon fauteuil pendant une demi-heure (je faisais les questions et les réponses), le mois dernier j’ai vomi sur mes « blue suede shoes ». Ma plus célèbre émission est celle où j’ai fouetté mon casting d’invités avec ma ceinture Gucci avant d’arroser le décor de champagne en annonçant l’infarctus de ma mère. Je ne me souviens absolument pas de ce long monologue paranoïaque qui a scoré quatre millions de vues sur YouTube : je refuse de le visionner ; il paraît que je bavais. Quand mes invités ne se disputent pas assez, je regarde mes fiches : mon assistante y a toujours préparé une liste de questions embarrassantes pour les déstabiliser. Ils repartent tous furieux. Certains me demandent de les « arranger » au montage. Je leur apprends alors, avec une sincère compassion, que l’émission était diffusée en direct. (On dit « live hangout » mais c’est comme un bon vieux plateau de « Droit de réponse ».) Personnellement, je ne comprends pas pourquoi des artistes viennent se ridiculiser dans mon studio alors que je suis le seul à être payé (pas cher : 10 000 € par semaine, on n’est plus dans les années 90). Les audiences plafonnent en ce moment, c’est pourquoi je me suis lancé dans la réalisation de films. Sur le tournage de mon premier long, quand les techniciens me trouvaient trop impatient, je leur disais : « Pourquoi on ne tourne que deux minutes par jour ? Sur YouTube, ça me prend une heure et demie pour tourner 90 minutes ! » On devrait tourner les films en direct ; ça prendrait moins de temps, une seule prise et ce serait dans la boîte, comme chez Iñárritu ou Chazelle. La mode des longs plans-séquences vient de là : le public ne veut plus de cinéma, il veut contempler la vie sur un écran, ce qui n’est pas la même chose. Les acteurs de cinéma feraient moins de caprices s’ils avaient le même trac que des comédiens de théâtre. J’ai sorti une comédie romantique, Tu m’aimes ou tu simules ? — financée par une ancienne chaîne à péage — qui a totalisé 800 000 entrées : la chaîne démodée est rentrée dans ses frais, malgré une presse « partagée ». Mon deuxième film, Tous les mannequins du monde, était plus méchant : il n’a pas reçu d’argent des télés et a attiré quatre fois moins de monde. Je ne sais pas encore si je vais en réaliser un troisième depuis que j’ai trouvé un autre moyen de devenir éternel.

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DE LA MORT

Depuis que l’humanité existe, on dénombre environ 100 milliards de morts. Je ne prétends pas que l’immortalité sera facile à atteindre. Je suis jaloux de l’âge de mes filles. Elles verront le XXIIe siècle. André Choulika, le PDG de Cellectis (leader français de la recherche en bio-techno-génomique), affirme que les bébés nés après 2009 vivront cent quarante ans. J’envie Romy et Lou. Je suis un sale égocentrique qui refuse de libérer la place. Mon métier est éphémère ; je sais très bien que tout ce que je produis à la télévision sera oublié après mon départ. Ma seule chance d’exister est de m’accrocher à la vie et aux écrans, petits ou grands. Tant que je serai présent à l’image, on se souviendra de moi. Ma mort sonnera le glas de mon œuvre. Je serai pire qu’oublié : remplacé. C’est drôle de voir certains animateurs de flux, sentant leur gloire menacée (Drucker, Pivot, Arthur, Cauet, Courbet), se précipiter sur les scènes de théâtres de province, dans le but de grappiller quelques miettes de gloire, en narrant leurs souvenirs devant de vieilles téléspectatrices endormies, aux cheveux mauves. Ils ont passé leur vie à poser des questions à des artistes, et soudain, quand le manège s’arrête, ils veulent recevoir des ovations à leur tour, mais personne ne les interviewe, il est trop tard, ils se retrouvent imitateurs de Johnny ou de Modiano à la salle des fêtes de Romorantin. Ils voudraient quitter le futile pour la permanence, remplacer la célébrité par la postérité. Le cas le plus angoissant est celui de Thierry Ardisson, qui m’a fait débuter dans le métier. Alors que Thierry rêvait d’être écrivain, rien de ce qu’il prononce n’est de lui : ses prompteurs, ses blagues et ses questions sont rédigés par des pigistes. Tout ce qu’a fait Thierry Ardisson, depuis trente ans, c’est lire des textes écrits par d’autres. Il n’est pas surprenant que son obsession consiste désormais à éditer des coffrets de compilations de ses vieilles émissions — ce romancier frustré souhaite à tout prix occuper une place sur votre étagère. Si je veux échapper à ce destin funeste, je dois m’éterniser pour de vrai. Physiquement, c’est-à-dire médicalement.

Dans un monde où les hommes sont mortels, tout optimiste est un escroc.

J’ai perdu mes rares amis. Christophe Lambert, DG d’EuropaCorp, emporté par un cancer à 51 ans. Jean-Luc Delarue, président de Reservoir Prod et voisin de la rue Bonaparte, envolé à 48 ans. Philippe Vecchi, son coloc, à 53 ans. Maurice G. Dantec, auteur cyberpunk, parti à 57 ans. Richard Descoings, le directeur de Sciences-Po, mort d’une crise cardiaque à 53 ans. Frédéric Badré, le fondateur de la revue littéraire Ligne de risque, mort d’une maladie neurodégénérative à 50 ans. Mix & Remix, de son vrai nom Philippe Becquelin, qui illustrait ma chronique dans Lire, mort d’un cancer du pancréas à 58 ans. Je les ai tous invités à la télé : c’étaient de bons clients, toujours prêts à se donner en pâture, sans langue de bois. Je me souviens de Dantec allumant un pétard avec une page arrachée des Évangiles en marmonnant : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Jean-Luc avait arraché sa chemise pour se lancer dans un cours de breakdance sur le sol. Christophe avait mimé une corrida, son associé Luc Besson faisant le taureau, les doigts pointés sur le front en guise de cornes. Philippe dansait le pogo à pieds joints sur « Should I Stay or Should I Go », Richard avait gagné le concours d’« air guitar », Frédéric imitait tous les cris d’animaux, l’autre Philippe dessinait des vagins dentés. Ils pensaient qu’ils n’avaient rien à perdre. Quelques mois plus tard, ils perdaient tout. La mort est de moins en moins une abstraction quand on dépasse la cinquantaine. Je déteste sa manière insidieuse de se rapprocher à chaque check-up. Elle me fait penser aux pluies de flèches du film The Revenant : il faut courir, slalomer comme Leonardo DiCaprio pour éviter le sifflement qui nous frôle, brûlant et venimeux. Je ne cesse d’accélérer ma course en zigzag. J’aimerais prendre du repos, souffler un peu, mais pour me reposer, j’ai besoin d’une nouvelle vie, comme dans Call of Duty, où ressusciter ne prend que deux clics après une fusillade. Donnez-moi s’il vous plaît quelques décennies de rabe et je promets d’en faire meilleur usage. I am still hungry. I need seconds, OK ? Une poignée de secondes. Une seconde vie.