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Genève, c’est le bon sauvage de Rousseau domestiqué par Calvin : tout Helvète sait qu’il risque de tomber dans un précipice, de finir gelé dans une crevasse ou noyé au fond d’un lac de montagne. Dans mes souvenirs d’enfance, la Suisse est une contrée de réveillons délirants sur la grande place de Verbier, de coucous étranges, de chalets féeriques dans la nuit, de palaces vides et de vallées hantées par la brume, où seule la Williamine protège du froid. Genève, la « Rome protestante », en deuil de son secret bancaire, me semble l’illustration idéale de l’adage du prince de Ligne : « La raison est souvent une passion malheureuse. » Ce qui me plaît en Suisse, c’est le feu qui couve sous la neige, la folie secrète, l’hystérie canalisée. La vie peut basculer à tout instant dans un univers aussi policé. Après tout, Genève contient le mot « gène » dans son nom : bienvenue dans le pays qui a toujours voulu contrôler l’humanité. Partout sur les bords du lac, des affiches annonçaient une exposition à la fondation Martin Bodmer de Cologny, consacrée à « Frankenstein, créé des ténèbres ». J’étais sûr que les Bentley qui glissaient silencieusement autour du jet d’eau regorgaient de monstres discrets.

— On pourra aller voir cette expo, papa ?

— Nous avons d’autres priorités.

La fondue moitié gruyère, moitié vacherin du Café du Soleil était presque légère. Rien à voir avec les pavés de gras jaune qu’on ingurgite à Paris. Ma fille y trempait sa mie de pain en gémissant de joie.

— Oh là là ! Cha faijait longtemps ! Mmmmm !

— On ne parle pas la bouche pleine.

— Je parle pas, j’onomatopée.

Romy possède d’excellents gènes : de mon côté, elle descend d’une longue lignée de médecins béarnais, et du côté de sa mère, elle a hérité d’un vocabulaire très créatif. Avant de me quitter, Caroline transformait souvent les noms en verbes. Elle créait des mots tous les jours : je vais « pilater » cet après-midi, je « cinoche » ce soir. Un jour, certains de ses néologismes entreront dans le dictionnaire, comme « chipsteriser » ou « instagramer ». Quand elle m’a largué, Caroline n’a pas dit « je te quitte » mais « il est temps de splitter ». Certes, la fondue suisse n’est pas un plat recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (20 avenue Appia, 1211 Genève 27), surtout à l’heure du déjeuner. Mais le bonheur de Romy passait avant notre immortalité. Nous avons posé nos valises à La Réserve, un palace au bord du Léman, et tandis que je feuilletais le menu du Spa Santé de cet hôtel, proposant un programme « anti-aging » avec diagnostic génétique de ma « bio-individualityTM », la petite s’est endormie dans le canapé de velours choisi par Jacques Garcia.

Dans le hall d’entrée de l’hôpital universitaire de Genève étaient entreposées de vieilles machines radioactives, d’étranges structures dépassées, ancêtres des scanners. La science nucléaire des années 60 a laissé place aux manipulations infinitésimales, moins encombrantes. Dehors, des groupes d’étudiants en médecine étaient assis dans l’herbe, tandis qu’à l’intérieur du bâtiment, d’autres jeunes internes, en blouse blanche, s’affairaient autour de flacons à bulles, de tubes à essais et de plaquettes de cellules. Ici l’on avait l’habitude de domestiquer l’être humain, de vouloir corriger les défauts d’Homo Sapiens, voire d’améliorer ce vieux vertébré. La Suisse ne se méfiait pas de la posthumanité puisqu’elle savait l’homme imparfait de naissance. Le bonheur ressemblait à un campus sympathique, le futur était un teen movie en milieu médical. Romy était enchantée : le jardin mitoyen disposait d’un portique avec des balançoires, un trapèze, des anneaux et un tourniquet.

Au 9e étage se situait le département de Médecine génétique de la faculté. En polo vert bouteille, le professeur Stylianos Antonarakis ne ressemblait pas au docteur Faust mais à un mélange de Paulo Coelho et d’Anthony Hopkins. Aussi bienveillant que le premier, magnétique comme le second. Le président de la « Human Genome Organisation » (HUGO) caressait sa barbiche blanche ou essuyait ses lunettes métalliques comme un professeur Tournesol vaguement dans la lune, tout en expliquant comment l’humanité allait muter dans la joie et la bonne humeur. Romy a tout de suite aimé son côté new age : regard tendre, sourire aimable, futur heureux. Son bureau était un fouillis indescriptible, véritable bric-à-brac d’alchimiste biotechnologique, mais on sentait que son désordre était organisé. Une double hélice d’ADN géante en plastique était posée horizontalement sur une table à tréteaux. Je regardais les titres des livres : « History of Genetics vol. 1, vol. 2, vol. 3, vol. 4, vol. 5… » La nouveauté des découvertes génomiques était déjà de l’histoire ancienne pour ce spécialiste d’envergure internationale. Un ordinateur désossé était métamorphosé en pot de fleurs, dans lequel un décorateur post-atomique avait planté des tiges d’acier porteuses de capsules Nespresso aux extrémités, pour fabriquer un bouquet qui ne fanerait jamais.

— Merci, Professeur, de perdre un peu de votre précieux temps pour nous recevoir.

— Nous avons l’éternité devant nous…

Ses yeux bleu glacier suisse étaient assortis au ciel local.

— Pouvez-vous expliquer à ma fille ce qu’est l’ADN ?

— On naît avec un génome individuel : c’est un texte énorme de trois milliards de lettres multipliées par deux (votre père, votre mère). On est tous des individus uniques au monde parce que notre génome est unique, sauf chez les jumeaux monozygotiques. Après viennent s’ajouter des mutations somatiques à cause du soleil, de la nourriture, des médicaments qu’on prend, de la pollution de l’air, de l’hygiène de vie, etc. C’est ce qu’on appelle l’épigénétique. Le vieillissement est aussi un phénotype individuel. Certains individus vieillissent plus vite que d’autres.

Le prof parlait le français avec un accent grec chaleureux. On se sentira bien dans le monde d’après l’homme, s’il est peuplé de clones du docteur Antonarakis.

— Une cellule, c’est immortel. Les humains sont apparus au Maroc il y a 300 000 ans. Avant, c’était une autre espèce, et avant, une autre espèce encore. Et le most common ancestor était une cellule. Cette cellule est présente chez moi comme chez vous deux. Je passe cette cellule à la nouvelle génération avec mon sperme et vous, mademoiselle, vous la passerez un jour avec votre ovocyte.

Romy était peut-être un peu jeune pour un cours sur la reproduction. Je me suis dépêché de changer de sujet.

— Il y a donc quelque chose d’immortel chez nous tous ?

— Exactement. On ne peut pas créer une cellule nouvelle. On peut reprogrammer des cellules, on peut introduire de nouveaux gènes dans les cellules, on peut effacer certains gènes pour changer le destin d’une cellule, mais on ne peut pas créer une cellule vivante nouvelle. On ne peut pas non plus fabriquer une nouvelle bactérie aujourd’hui, même s’il est probable que, dans deux ou trois ans, on le pourra.