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Ce qu’on n’a pas vu ou voulu voir depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est que les superhéros et les mutants de Marvel et DC Comics défendaient une idéologie inspirée de l’« Übermensch » national-socialiste. La création d’une race supérieure biologiquement augmentée est constitutive du rêve eugéniste nazi : « Mon but ultime est de créer une race nouvelle, par une opération divine, une mutation biologique qui surpassera la race humaine, en lui conférant l’apparence d’une race nouvelle de héros, à moitié dieu et à moitié homme », a éructé Adolf Hitler dans un de ses discours sous coke. Les inventeurs de Superman (Jerry Siegel), Batman (Bob Kane) et Spider-Man (Stan Lee) étaient des enfants de juifs immigrés d’Europe centrale qui cherchaient à défendre leur peuple contre la barbarie hitlérienne. Alors… ils se sont inspirés de Moïse (et de la mythologie grecque). Inconsciemment, ils ont voulu rivaliser avec le pharaon nazi en force, en supériorité et en pouvoir de destruction massive. Dans l’un des premiers épisodes de la saga, Superman tord le canon d’un char allemand : à surhomme, surhomme et demi. Leur talent et leur goût de l’entertainment ont fait le reste : le spectacle mainstream mondialisé qui rapporte chaque année des milliards de dollars à Disney. Que l’on approuve ou pas la convergence mimétique du nazisme et des blockbusters de superhéros, il faut souligner ce fait : ces comic books et ces films à très gros budgets ne sont pas de la littérature fantastique. Il s’agit d’œuvres réalistes sur le présent de l’humanité. La création de mutants comme Logan (Wolverine) ou Bruce Banner (Hulk) est génétiquement possible dès aujourd’hui, en crispérisant et croisant plusieurs génomes humains, animaux et végétaux. Dans la fiction, le docteur Banner (Hulk) est le résultat d’une exposition à des doses massives de rayons gamma lors d’une explosion atomique ; Captain America est un soldat de l’US Army augmenté par irradiation et injection d’un sérum (le projet Renaissance). Le prix Nobel Svetlana Alexievitch ayant pu observer à Tchernobyl combien les mutations dues à la radioactivité restent imprévisibles, la science actuelle procédera plutôt par manipulation des mutations, planification des corrections et croisements génomiques. S’il est facile de créer des souris fluorescentes ou de ressusciter des mammouths au Church Lab, l’homme-loup ou le titan vert sont à notre portée immédiate. Batman (Bruce Wayne) et Iron Man (Tony Stark) sont des milliardaires à la Craig Venter, Elon Musk ou Peter Thiel qui s’équipent de gadgets technologiques, de prothèses, exosquelettes et drones de transport individuel pour combattre le mal. Mark Zuckerberg a d’ailleurs déclaré publiquement qu’il voulait façonner Jarvis, l’assistant d’Iron Man. La nature imite l’art… et les transhumanistes copient la SF. Il faut cesser de considérer les comics de superhéros comme des divertissements de science-fiction et les accepter pour ce qu’ils sont : des témoignages sur « l’obsolescence de l’homme », pour reprendre l’expression de Günther Anders.

C’est ici qu’il me faut exposer le concept, malheureusement rabâché par nombre de charlatans tel Raymond Kurzweil, de Singularité. L’idée est également née de la Seconde Guerre mondiale, en 1948 et 1949, lorsque John von Neumann étudia les automates, ancêtres des ordinateurs. Il évoqua le concept de « machines autoreproductrices » qui inspira ensuite à Gordon Moore en 1965 sa célèbre loi selon laquelle la puissance des circuits intégrés doublerait tous les ans (en 1971, Moore la corrigea en affirmant que la puissance des microprocesseurs doublerait tous les deux ans, ce que les progrès informatiques ont confirmé depuis). Un professeur de mathématiques du Wisconsin devenu romancier de science-fiction, Vernor Vinge, publia en 1993 un article intitulé : « The Coming Technological Singularity » où il développait l’idée que la loi de Moore mènerait au remplacement de l’humanité par les machines. La Singularité désigne le moment de la fin des civilisations humaines et l’avènement d’une nouvelle organisation où l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine. Dans Terminator 5, la prise de pouvoir de Skynet sur l’ensemble des ordinateurs connectés dans le monde, en particulier les armes nucléaires, est annoncée pour octobre 2017 : c’est précisément à cette date qu’on a commencé d’autoriser les Systèmes d’armes létales autonomes (SALA) qui tuent en fonction d’un algorithme interne. Une fois encore, les auteurs de science-fiction peuvent être considérés comme les seuls lanceurs d’alerte véritablement réalistes de toute la littérature connue.

La numérisation cérébrale de ma famille nécessita un long travail de copie de chacun de nos neurones sur support digital. J’avais téléphoné en France à mes parents pour leur proposer de greffer leur tête sur des corps bioniques amortels.

— C’est quoi le risque ?

— La tétraplégie, si la moelle épinière se reconnecte mal…

Pas réussi à convaincre ces technophobes réacs. Ni ma mère ni mon père n’avaient l’air pressés d’implanter leur cerveau sur un nouveau support biomécanique. Pourtant maman portait un écarteur d’artère coronaire dans la poitrine, et papa une rotule en polyéthylène. Leur bioconservatisme contredisait les interventions chirurgicales qui les avaient sauvés. L’ensemble de ma famille doutait de mes recherches… ce qui me conforta dans mes démarches. Allongé sur un lit d’hôpital, mon cerveau relié aux scanners par des électrodes et un microprocesseur implanté dans ma boîte crânienne, je me suis copieusement emmerdé pendant des mois. Ce qui est frustrant à Los Angeles, c’est d’être au bord de la mer mais trop loin pour l’entendre. Romy était connectée à Pepper : ils avaient choisi de fusionner leurs synapses, les neuronales avec les électroniques. Un cerveau humain compte 100 milliards de neurones, chacun capable de 10 000 synapses, ce qui donne un million de milliards de connections possibles : ce qu’on appelle le « connectome ». Chez Humai, start-up située sur Melrose Avenue et fondée par Josh Bocanegra, des centaines d’ordinateurs de deux milliards de transistors avec plusieurs dizaines de millions de portes logiques étaient connectés entre eux pour parvenir au même nombre de synapses électroniques que chez le Sapiens. Cette opération est nommée le « neuroenhancement ». Elle découle d’une découverte faite par un neurologue de l’équipe de George Church au Wyss Institute à Harvard (Seth Shipman) en juillet 2017 : si l’on est capable de stocker un film de cinéma numérique dans un ADN de bactérie vivante, alors il est possible d’intégrer toute l’information de notre cerveau dans un ADN avant de tout télécharger sur un disque dur très puissant. Il est étonnant que la presse n’ait pas davantage signalé que durant l’été 2017, la frontière infranchissable entre l’homme et le digital était tombée. Malgré les protestations de Léonore, j’avais fini par céder à l’insistance de ma fille qui voulait être téléchargée dans son robot. J’avais même accepté de baptiser le petit robot en lui versant sur la tête le contenu d’une canette de Dr Pepper. Les deux ados se considéraient désormais comme des cyborgs technochrétiens. La fusion Romy/Pepper a ouvert la voie à l’androïdisation rapide de sa génération, ce que nous ignorions à l’époque. Mais le corps naturel de Romy continuait de manger des Reese’s et des Nerds ! Quant à moi, j’étais uploadé dans l’au-delà numérique. Mes neurones et cellules gliales téléchargés dans le nuage digital mondialisé, grâce à des composants nanométriques imitant le comportement de mes neurones biologiques. Mon système limbique stocké sous forme de lettres ATCG dans un chromosome artificiel qui porte mon nom pour l’éternité. Congelées dans un parking de cellules souches iPS sur trois continents, mes cellules prénatales étaient conservées à moins 180 degrés centigrades dans de l’azote liquide. J’étais enfin débarrassé du corps humain périssable grâce à la puce électronique contenant ce récit. Le texte de vie que vous lisez garantit mon éternisation. Il est conservé sur le logiciel Human Longevity dossier numéro X76097AA804. Nom de code : JOUVENCE, mot de passe : Romy2017. La copie de mon cerveau sous forme de lettres A, T, C et G était contenue dans une clé USB mais aussi dans un minirobot équipé de webcams qui me permettrait de poursuivre ma vie après le jour où mon enveloppe physique serait obsolète. Les événements nouveaux, souvenirs récents, expériences et contacts postérieurs à l’opération de « connectomie » étaient enregistrés automatiquement au fur et à mesure, comme lorsque vous actualisez votre disque dur sur Time Machine. C’est le même principe qui guide les profils Facebook posthumes ou les logiciels envoyeurs d’e-mails postérieurs à la mort (par exemple, ceux des start-up « DeadSocial », « LifeNaut.com » ou « Eterni-Me »), agrémenté d’une digitalisation effective du connectome, opération également proposée par les sociétés « In Its Image », « Neuralink » et « Imagination Engines ». Certes, le cyborg équipé de mon algorithme n’aura pas ma peau, mais il aura mon humour, ma mémoire, ma bêtise, mes attitudes, mes opinions, mes croyances, mon style régulièrement réactualisé.