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Léonore ne prenait toujours rien de tout cela au sérieux. Elle se moquait de notre robotisation. Elle refusait d’adresser la parole à nos avatars, qu’elle trouvait effrayants de stupidité et de laideur. C’est la fondation Terasem qui a inauguré ce système d’« Extension de la vie humaine » (« Human Life Extension ») dans le Vermont en 2004, en créant Bina48, l’androïde de Bina Rothblatt, la femme de Martine Rothblatt. Il est vrai qu’elle est effrayante. Mais, même immonde et inanimé, mon avatar connaît toute ma vie par cœur et écrit régulièrement à tous mes contacts. J’étais rassuré de posséder un alter ego sous forme de fichier automatisé dans un androïde. Il me semblait qu’il n’y avait pas de quoi s’énerver. Ma fille et moi vivions toujours et, le jour venu, nos frères de silicium nous remplaceraient… Comme dit Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’université de Coventry : « Je suis né humain, mais ce ne fut qu’un accident du destin. » Un con vivant est-il préférable à un génie mort ?

Durant notre traitement, Léonore vomissait très élégamment dans les bouquets d’eucalyptus de notre bungalow. L’infirmière du Health Nucleus l’a vite prise à part pour lui annoncer une heureuse nouvelle : elle était enceinte, et nos génomes étaient compatibles. L’Institut de longévité humaine nous a proposé immédiatement de parfaire l’ADN du futur bébé afin de générer un mutant à l’abri des maladies génétiques. Nous avons accepté avec enthousiasme d’effectuer tous les prélèvements nécessaires. Mais Léonore ne jouait pas le jeu : elle a refusé les transfusions et la connectomie parce qu’elle vivait une grossesse, transmutation tellement plus hallucinante… La création de la vie lui donnait un teint éclatant, un corps extraterrestre, aux hormones décuplées, à la sexualité de fauve. Tous mes traitements transhumains semblaient pitoyables face à sa mutation en surfemme reproductrice, en usine naturelle à aliens aux seins exacerbés. Comment rivaliser avec elle ? Elle n’avait pas besoin d’aide pour s’augmenter.

Un matin d’automne, en se servant un café, elle a crevé l’abcès.

— Et supposons que tu réussisses à vivre trois cents ans, s’est-elle écriée, tu ferais quoi de tout ce temps ?

— Je… sais pas… je…

— Bien sûr que tu ne sais pas ! Tu cours après la Jouvence de l’abbé Venter sans même te poser la question de savoir ce que tu ferais d’une vie prolongée !

— Je pourrais profiter de toi plus longtemps…

— Mais c’est faux ! Je suis là avec tes deux filles et un troisième enfant dans le ventre et tu ne profites même pas de nous, tu prends rendez-vous avec tous les gourous de Californie ! Tu crois que tu changerais si tu étais immortel ? Tu te trouverais une autre quête impossible : ouvrir un night-club sur Mars ou je ne sais quoi ! Tu veux vaincre la mort pour désobéir au destin, pas pour vivre heureux. Le bonheur, tu n’as jamais su ce que cela signifiait. Je ne te reproche rien : c’est ce qui m’a plu chez toi. Ton mal-être, ta solitude, ton romantisme caché, ta maladresse avec Romy…

Peut-être Léonore buvait-elle trop de Nespresso pour une femme enceinte. Les hormones plus la caféine formaient un cocktail détonant.

— Tu es médecin, ai-je protesté. C’est ton boulot de vaincre la mort.

— Non, c’est de sauver des vies. Nuance. La mort je ne la combats pas, mais la maladie, oui. La souffrance, le handicap, voilà mes ennemis. Au début, ton obsession hypocondriaque pour le rajeunissement cellulaire et les manipulations génétiques me faisait marrer, je t’ai trouvé attendrissant comme un gamin qui a lu trop de SF. Mais là tu deviens franchement pathétique.

— J’ai besoin de rêver…

— Pas du tout : t’es juste un trouillard. Et je vais te dire : c’est pas sexy, un mec lâche. Sois un homme, putain. Tu ne vois pas que toutes ces thérapies transhumaines ne sont que les fantasmes de mégalomanes narcissiques complètement puérils et incultes, de nerds incapables d’accepter la fatalité ? Mais bon sang, ça crève les yeux, ces abrutis de milliardaires américains ont aussi peur de vivre que de mourir ! Ils ont tous des perruques, t’as remarqué ? Elon Musk, Ray Kurzweil, Steve Wozniak : le gang des toupets !

Comme Léonore était belle quand elle s’énervait ! Je n’aurais pas dû la provoquer mais je dois être masochiste. Ses yeux furieux… Elle était aussi sexy que si elle portait une fourrure et tenait un fouet.

— Tu ne trouves pas que ce serait merveilleux, une vie sans fin ?

— Mon pauvre chéri, une vie sans fin serait une vie sans but.

— Ah bon ? Parce que le but de la vie c’est de crever ?

— Non mais si t’enlèves la mort, y a plus d’enjeu. Plus de suspense. Trop de temps tue le plaisir. T’as pas lu Sénèque ?

— Non j’ai pas lu Sénèque, je préfère Barjavel. Mais ils sont morts tous les deux ! Je veux pas y passer, tu piges ? Toi t’as pas peur parce que t’es jeune. On verra si t’as pas envie de jouer les prolongations dans trente ans !

— Écoute, tu as cinquante balais, il te reste deux ou trois décennies sur terre, alors cesse de pleurnicher, amuse-toi, profites-en, remercie la nature de t’avoir donné un nouvel enfant à la place d’un cancer du pancréas ! Moi je voudrais un père pour ma fille, pas un attardé avec une panoplie d’Uberman !

Elle devenait vexante ; je devins idiot.

— Tu es jalouse parce que George Church et Craig Venter font plus de découvertes que ton laboratoire suisse.

Elle m’a jeté un regard effaré d’abord, puis dégoûté, enfin lugubre. Je ne puis y repenser sans rougir de honte. Et pourtant j’ai été souvent minable dans ma vie.

— Tu ne vois pas que mon prof suisse a essayé de te prévenir que tes nouvelles idoles étaient des illuminés qui n’en voulaient qu’à ton pognon ? T’es vraiment trop nul. Salut.

Chaque pas que fit Léonore vers la porte, avec Lou dans ses bras, son ventre arrondi, ses seins puissants, le son mat de la porte qui claque et ce « salut » glacial, chaque pas était un sabre planté dans mon ventre.