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Et pourtant je n’ai pas renoncé. J’étais trop près du but. Je n’écoutais plus personne. Je me disais qu’une fois augmenté, j’aurais tout le temps de reconquérir ma femme et mon bébé. J’étais têtu comme une mule crispérisée avec un ADN de taureau.

La nuit, les feux arrière des voitures formaient une rivière de sang qui ruisselait sur le boulevard du Crépuscule. Un pic de pollution était annoncé à la radio. Les particules fines me piquaient les yeux, le nez et la gorge, comme à Paris. C’était peut-être une drôle d’idée de chercher l’immortalité dans une cité qui vous refilait le cancer du poumon en cadeau de bienvenue. Après le « brain uploading », il ne me restait qu’à effectuer la transfusion de sang jeune promise par la clinique Ambrosia de Monterey. La start-up avait été créée par Jesse Karmazin, un médecin convaincu que le sang jeune constituait la jouvence suprême. Ma cyberfille Romy Pepper m’a accompagné lors d’un road trip sur le highway numéro 1 qui conduit de San Diego à Monterey, c’est-à-dire du sud de L.A. au sud de San Francisco. C’est à Monterey que Jimi Hendrix a brûlé sa guitare en 1967 ; c’est aussi là que furent données les premières conférences TED — cette ville aime les explorateurs. La route de la vie éternelle longeait les requins du Pacifique, entre deux tremblements de terre, vers la vallée du Silicium et ses plantations d’orangers vert et or. La Californie suburbaine semblait une suite de pharmacies et d’églises, de terrains vagues, de pompes à essence, de panneaux publicitaires, et puis, soudain, il n’y avait plus que des falaises géantes de granit, sur lesquelles les vagues de l’océan glacé explosaient sous un soleil blanc. La West Coast rappelait physiquement le Pays basque, en remplaçant le foie gras par des tatakis de thon. Notre voiture glissait sur le goudron entre les pins, les acacias, les palmiers, les poivriers, les abricotiers et les noyers, vers une éternité définitive. À travers la lunette arrière s’éloignait le passé : des familles d’humains qui jouaient au ballon sur la plage, des motels remplis de mortels, des églises blanches contenant des protestants non révoltés. Je songeais presque avec nostalgie à mon espèce révolue, mais il était trop tard pour reculer. C’était comme si la route s’effondrait derrière nous (ce fut d’ailleurs le cas à Pfeiffer Canyon, près de Big Sur).

Durant plusieurs semaines, à Monterey, mes veines absorbèrent le sang de nombreux adolescents californiens triés sur le volet : aux États-Unis, le sang est à vendre par les « blood banks », et l’on peut connaître la tranche d’âge des donneurs (chez Ambrosia : 16–25 ans). Le mythe vampirique n’avait commis qu’une erreur : l’ail n’est pas nocif, au contraire il favorise la circulation sanguine. J’en croquais des gousses entières tous les matins en me faisant injecter de l’hémoglobine fraîche de surfeur fauché. L’effet fut redoutable : mes neurones furent remyélinisés à une vitesse anormale. Au bout de quinze jours de ce traitement onéreux (8 000 $ tous les deux jours), c’était comme si l’on m’avait injecté un courant électrique à 10 000 volts. J’étais réincarné en skater d’un film de Gus Van Sant. Je sentais mes cheveux repousser, mes pectoraux gonfler. Je bandais tout le temps en pensant aux seins méchants de Léonore. Je grimpais les escaliers quatre à quatre sans sentir l’effort. Le sang jeune est pire qu’une drogue : j’avais l’impression de voler à vingt centimètres au-dessus du sol et d’éjaculer des litres. Je ne résistai pas à la tentation de rallumer mon smartphone pour poster quelques selfies de mon torse transfiguré sur Instagram. C’étaient les premières images visibles de mon corps depuis ma démission audiovisuelle. Sur les photos, prises au Post Ranch Inn de Big Sur, en haut d’une falaise surplombant l’océan, mon ego rebooté exultait comme celui d’un chanteur de boys band. Mes rides avaient disparu, mes joues étaient regonflées et mon ventre plat exhibait des abdominaux reconstitués. Je souriais comme un culturiste gonflant ses biceps en string huilé. Le magazine Closer publia ces clichés sans mon autorisation, avec en titre « Beigbeder expérimente le vampirisme en Californie ». L’information avait fuité, je n’ai jamais su qui avait balancé le scoop sur la méthode Ambrosia… même si je soupçonne fortement Léonore.

Chaque soir, je lisais à Romy La Comtesse sanglante de Valentine Penrose, ouvrage d’une poétesse surréaliste fascinée par les douches de sang frais qui ruisselaient sur Erzsébet Báthory au XVIe siècle. « Belle et imposante, très fière, n’aimant qu’elle-même et toujours en quête, non du plaisir mondain, mais du plaisir amoureux, Erzsébet entourée de flatteurs et de dépravés (…) essayait de saisir, et ne pouvait toucher. Or, vouloir se réveiller de ne pas vivre, c’est ce qui donne le goût du sang, du sang des autres où peut-être se cachait le secret qui, dès sa naissance, lui avait été voilé. » Romy aussi adorait cette histoire ; je lui faisais croire qu’il s’agissait d’une fiction. Son cerveau connecté à la Wi-Fi lui permit toutefois de vérifier que la vampiresse avait réellement bu le sang de centaines d’adolescentes assassinées. Je chantais souvent une Marseillaise transhumaine :

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Marchons, marchons, Qu’un sang plus jeune Abreuve mes sillons.

Romy et Pepper se sont mariés dans la plus stricte intimité à la mairie de Santa Barbara. Le maire était fier de célébrer en toute illégalité la première union humano-robotique dans le but de « faire avancer la société vers l’acceptation des androïdes et le dépassement de la robophobie ». Après la cérémonie, nous avons dévoré des homards grillés sur le Stearns Wharf. Pendant que les jeunes mariés regardaient l’horizon en se tenant par le bras télescopique, je finissais la saison 2 de Fear the Walking Dead, qui se déroule à Los Angeles.

Il n’y avait plus aucune différence entre la réalité autour de nous et la science-fiction. Les films de zombies montrent des morts-vivants en quête de chair fraîche : une fois encore, les scénaristes hollywoodiens avaient tenté de nous avertir.

Dès que Jesse Karmazin publia les premiers résultats de son test vampirique, tous les nouveaux riches de la Silicon Valley se précipitèrent à la porte de sa clinique, Peter Thiel en tête. La presse titra sur l’Age Reversal dans le monde entier. Le Monde : « En Californie, les voitures se rechargent en électricité, et les vieux en sang. » Le New York Times : « Young blood injections : the future of rejuvenation. » Le Figaro Magazine : « Dracula avait-il raison ? » GQ France fit même sa couverture avec ma photo en maillot de bain, avec cette légende en typo jaune vif : « Beigbeder Reloaded. » Bientôt la clinique Ambrosia ne bénéficia plus d’approvisionnement suffisant en plasma jeune pour restaurer la myéline du troisième âge. Le gouvernement américain tenta vainement d’appeler au calme les retraités californiens. Les personnes âgées de tout le territoire américain commencèrent à chercher de nouvelles sources d’hémoglobine régénérante. La police ne pouvait dissuader tous les étudiants, les chômeurs, les miséreux et les toxicomanes du pays de vendre leur sang aux camions de pompage de cette énergie nouvelle. La demande créant l’offre, une chasse commença vers le sud. Les vieux friqués dépensaient des sommes colossales pour une transfusion de jeunesse. Assez rapidement, le commerce du sang bascula dans l’illégalité, tant aux États-Unis qu’au Mexique, puis en Chine et en Europe de l’Est. Des mafias sanguines se développèrent dès l’hiver suivant. Les « blood dealers » vendaient le litre de « young plasma » entre 5 000 et 10 000 $. De nombreuses personnes âgées attrapaient des hépatites mortelles, des leucémies ou le sida, mais ces accidents ne freinaient nullement la demande… Et plus les tarifs du trafic de sang augmentaient, plus le danger grandissait pour les populations adolescentes.