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Les premières chasses à la jouvence (« Youth Chases ») furent observées dans la banlieue de L.A. Il y a une logique géographique : ce n’est pas un hasard si les transhumanistes se sont installés sur le terrain de jeux de la Manson Family. Ce n’est pas le surf qui les a attirés en Californie mais l’odeur du sang sacrifié. Le mot « PIGS », écrit sur les murs, annonçait les cochons humanisés qui nous fourniraient bientôt des organes neufs à transplanter, et plus métaphoriquement le devenir-porcin de la néo-humanité sur une planète-auge. Des bandes de trafiquants cannibales s’attaquaient à tout citoyen âgé de moins de vingt ans. Les corps vidés des adolescents étaient enterrés dans le désert du Nevada ; régulièrement, la police découvrait des charniers remplis de peaux tannées, sèches, empilées comme du cuir humain. Une rumeur invérifiable évoquait l’existence d’élevages d’enfants en batterie au Nicaragua pour nourrir des sectes de vieillards zombies. J’avais servi de cobaye à une expérience qui déclenchait une guerre vampirique entre générations. Je m’en souviens comme si c’était hier. « Le sang est un suc tout particulier », dit Méphistophélès (le diable) dans Faust. Rajeunir est impossible sans emprunter la jeunesse d’un autre, le sang d’une vierge, les cellules d’un embryon, se greffer les organes d’un motard mort la veille ou le cœur d’un cochon humanoïde. Le problème de la vie éternelle, c’est qu’elle a besoin de cambrioler le corps d’autrui. Mon nouveau sang n’était pas le mien, il était meilleur que le mien, plus pur, plus frais, plus beau, mais je n’étais plus moi. Léonore avait eu raison de me fuir : mon humanité s’évaporait jour après jour.

Il suffisait d’y penser : la seule chance pour Homo Sapiens de vivre éternellement était de tuer ses propres enfants. Même Dieu avait crucifié son fils. Je n’ai pas été capable de suivre l’exemple évangélique : je ne pouvais pas égorger Romy. C’est pourquoi je suis tombé malade.

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UBERMAN

« ZAB-CHÖS ZHI-KHRO DGONGS-PA RANG-GRÖL LAS BAR-DOHI THÖS GROL CHEN-MO CHÖS- NYID BAR-DOHI NGO-SPROD BZHUGS-SO. »

Livre des morts tibétain, VIIIe siècle après J.-C.

Moralité : mieux vaut mourir jeune. Mais pour moi, il était trop tard.

Mon conseil pratique : s’il est trop tard pour mourir jeune, ne mourez pas du tout.

Durant mes cinq premières décennies, je ne m’intéressais pas à la météo. Je partais travailler sous la pluie, le vent ou le soleil avec la même indifférence. Je me foutais du ciel ; à Paris, je ne le voyais pas. Ma sixième décennie fut très différente : je ne regardais plus que lui, je suivais partout le soleil. Je le voyais se réverbérer sur le goudron blanc, les palmes huileuses et l’océan marine. Vieillir c’est mendier du soleil, même quand on a le sang rebooté, les organes régénérés et le cerveau digitalisé.

Au début des années 2020 (les fameuses « Twenty Twenties » où tout a basculé), la guerre des jeunes contre les vieux était symbolisée par l’affrontement entre Emmanuel Macron et Donald Trump. On sentait, à chaque sommet du G7, que le président américain rêvait de pomper la carotide du chef de l’État français.

Dès que j’ai compris que j’allais mourir, j’ai enregistré cent émissions posthumes à diffuser tous les 31 décembre sur ma chaîne YouTube : « Le Post Mortem Show ». Les revenus publicitaires de ces émissions, les premières animées par un mort, suffiraient à nourrir ma famille durant le XXIe siècle.

Les enfants ont peur de s’endormir parce que le sommeil offre un avant-goût de ce qui nous guette ensuite : une longue nuit, un tunnel obscur où personne n’a laissé la lumière allumée. Mais la mort ne ressemble pas aux songes nocturnes. Comme je suis de la dernière génération de Sapiens… j’aimerais vous décrire ma fin.

Il y avait quelque chose de pourri dans un des litres de sang de jeunes Californiens qui me furent transfusés. Je l’ai senti assez tôt : six semaines après la parabiose hétérochronique, je me suis réveillé épuisé, avec un goût de soufre dans la bouche, des vertiges étranges et des selles sanglantes. Les analyses confirmèrent une sorte d’hépatite rare et incurable. Mon foie déjà graisseux n’a pas tenu le choc du rajeunissement accéléré.

La mort ressemble à la séquence psychédélique de 2001, l’odyssée de l’espace : on survole des déserts arides aux couleurs fluorescentes.

La mort ressemble à un vol plané sur une bande originale de Richard Wagner.

La mort ressemble à une descente dans les grands fonds en apnée.

La mort ressemble à de la pluie au ralenti filmée avec la caméra Phantom.

La mort, ce sont des filaments entortillés qui se dispersent comme dans une animation 3D.

La mort est une image fractale : on plonge dans une figure mathématique qui se démultiplie à l’infini.

La mort est une mise en abyme, la pochette d’Ummagumma, tu entres dans la même image qui contient la même image qui contient la même image et il ne sera jamais possible de revenir en arrière. Et ça pue l’œuf pourri.

Au lieu de regarder le ciel en craignant qu’il ne nous tombe dessus, surveillons la terre sous nos pas, qui bientôt s’ouvrira en deux. Nous pourrions finir par trébucher, chuter comme Alice dans un trou encombré d’objets, de montres dont les aiguilles tournent à l’envers… dans les catacombes du temps.

Ma vie tournait autour de moi, les départs et les arrivées. J’avais enfin cessé de vieillir. La mort est la jouvence ultime, le rivage au temps suspendu, l’aurore de l’heure arrêtée. Mon corps humain avait atteint l’obsolescence. Mon ersatz cérébralement connecté à mon frère robotique prit sa place.

Romy ne mourrait jamais, j’avais vécu pour cela. J’avais servi à quelque chose, enfin. Inutile de prolonger notre présence physique. Mourir ne signifie pas abandonner. J’étais éternisé dans le cloud. Mon apparence avait disparu depuis longtemps, je participais au monde grâce à mon alter-robot physique. Le seul inconvénient de mon « Extinction Corporelle » était de perdre tout contact avec Léonore et Lou, qui refusèrent toujours d’acquérir une conscience digitale sur iMind d’Applezon (société résultant de la fusion entre Apple et Amazon en 2022).

Nuage sans douleur. Nuage d’apaisement. J’ai avalé le ciel. Je me suis penché sur les années comme sur un océan. Je crachais du sang tous les soirs.

Me sentez-vous autour de vous ?

Je ne suis pas fantôme, je suis atome. Anthume et posthume.

Je suis partie du tout qui a rejoint le tout.

Je suis poussière, onde, lumière, air. Je suis gros comme une montagne, léger comme un nuage, translucide comme l’air et l’eau.

Avant j’étais virtuel, pendant j’étais réel, après je suis redevenu virtuel. Voilà, je ne vis plus mais j’ai vécu pour vous. J’existe, likez-moi.