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Dans sa préface à l’édition de 1831, la romancière écrit à propos de la rédaction de Frankenstein : « Ce fut un été humide et rigoureux, et la pluie incessante nous confinait des jours entiers à l’intérieur de la maison. » J’ai relevé la tête pour voir la pluie rebondir sur les vitres et la cour pavée du musée, une eau abondante et noire. « Il faut que cela soit effrayant, ajoutait-elle en parlant de son livre, car l’effet de toute entreprise humaine se moquant du mécanisme admirable du Créateur du monde ne saurait qu’être effrayant au plus haut point. »

— Tu fais quoi ?

— Aah !

Romy m’avait fait sursauter. Je commençais à comprendre comment la météo suisse avait foutu la frousse à la jeune Mary Shelley, puis au monde entier.

— Y a que des vieux bouquins, c’est nul, dit-elle, on peut s’en aller ?

— Attends, il y a un dernier vieux bouquin que je veux te montrer.

Dans la salle des collections permanentes, nous sommes passés devant un exemplaire original du Faust de Goethe. Le grimoire était ouvert sur une illustration originale de Delacroix.

— C’est qui Faust ?

— C’est un mec qui veut être immortel. Alors il passe un pacte avec le diable.

— Et ça marche ?

— Au début, oui : il retrouve la jeunesse en échange de son âme. Mais après, ça se complique.

— Et ça finit mal ?

— Forcément : il tombe amoureux.

— C’est ça que tu voulais me montrer ?

— Non.

Quelques mètres plus loin, le Livre des morts égyptien impressionnait par la solennité de ses hiéroglyphes magiques d’outre-sarcophage. Il y a 5 000 ans, un scribe avait dessiné sur ce papyrus le mode d’emploi de l’après-vie. Grosso modo, après le trépas, on pesait notre cœur sur une balance devant les dieux. Notre âme passait un certain nombre d’épreuves (elle devait notamment affronter des serpents, des crocodiles, et de gros insectes dégoûtants) pour « sortir au jour », c’est-à-dire s’élever au ciel dans la barque solaire du dieu Rê, jusqu’à Héliopolis, la cité paradisiaque. Par la suite, les trois religions monothéistes n’avaient fait que plagier ce concept.

— C’est ça que tu voulais me montrer ?

— Non plus.

J’étais attendri. Romy avait sur la tête une mèche rebelle qui me rappela certaines photos de moi à son âge : aimons-nous nos enfants uniquement par narcissisme ? Un enfant est-il un selfie vivant ? Dans une autre salle, nous nous sommes enfin arrêtés devant la Bible de Gutenberg. Le livre sacré étincelait comme une pierre précieuse sous une épaisse vitre pare-balles. Les enluminures étaient multicolores, dorées, et les lettres imprimées sur le vélin il y a 562 ans semblaient flotter au-dessus de la page comme des sous-titres dans un blockbuster en 3D.

— Voilà : c’est le premier livre jamais imprimé. Il est important que tu voies cet objet, retiens bien ce moment. Bientôt, les livres n’existeront plus.

— Comme ça, je pourrai dire que j’ai vu le début et la fin des livres.

Elle me toisait de ses grands yeux azur qui ne connaîtraient plus jamais la naïveté. Jamais je n’ai été aussi fier d’elle que lorsque Romy prononça calmement cette phrase. C’était une des premières fois où je passais deux jours seul avec elle, sans Clémentine (sa nounou). Il était grand temps que je fasse connaissance avec ma fille.

La vie est une hécatombe. Un mass murder de 59 millions de morts par an. 1,9 décès par seconde. 158 857 morts par jour. Depuis le début de ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont mortes dans le monde — davantage si vous lisez lentement. Je ne comprends pas pourquoi des terroristes se fatiguent à augmenter les statistiques : ils ne parviendront jamais à assassiner autant de gens que Dame Nature. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale. Nous tolérons ce génocide quotidien comme s’il s’agissait d’un processus normal. Moi, la mort me scandalise. Avant j’y pensais une fois par jour. Depuis que j’ai cinquante ans, j’y pense toutes les minutes.

Soyons clair : je ne déteste pas la mort ; je déteste ma mort. Si une large majorité d’humains en acceptent l’inéluctabilité, c’est son problème. Personnellement, je ne vois pas l’intérêt de mourir. Et je dirai même plus : la mort ne passera pas par moi. Ce récit raconte comment je m’y suis pris pour cesser de trépasser bêtement comme tout le monde. Il était hors de question de décéder sans réagir. La mort est un truc de paresseux, il n’y a que les fatalistes pour la croire inéluctable. Je déteste les résignés au macabre, qui soupirent en disant « ah làlàlàlàlà, on y passe tous un jour ou l’autre ». Allez tous crever ailleurs, faibles mortels.

Tout mort est avant tout un has-been.

Ma vie n’a rien d’extraordinaire mais je préfère tout de même qu’elle continue.

Je me suis marié deux fois vainement. Par réaction, j’ai eu, il y a dix ans, un enfant sans me marier avec sa mère. Et puis, à Genève, j’ai rencontré Léonore, la brune convexe, docteur en virologie moléculaire. Je lui ai demandé sa main tout de suite. Je ne suis pas doué pour la drague ; c’est pourquoi j’épouse vite (sauf Caroline, et c’est peut-être la raison de son départ). J’ai écrit à Léonore un sms avec Romy : « Si tu viens nous voir à Paris, n’oublie pas d’apporter de la double crème de gruyère, on fournit les meringues. » Je ne pense pas que la métaphore était directement érotique. Je n’arrive pas à définir l’amour : en ce qui me concerne, je le ressens comme une douleur analogue au manque de drogue. Léonore n’a pas seulement épousé un père de famille, elle a été embauchée comme belle-mère par une préadolescente aux yeux clairs. Après notre mariage dans une église rose des Bahamas, Léonore vivait entre Paris et Genève. Nous prenions le TGV Lyria à tour de rôle. Parfois ensemble, pour baiser dedans. On parlait beaucoup en faisant l’amour entre deux wagons et deux pays.

— Je te préviens : je ne prends pas la pilule.

— Ça tombe bien, je veux te féconder.

— Arrête, ça m’excite.

— Mes gamètes veulent tes ovocytes.

— Continue… j’adore…

— Je vais libérer 300 millions de flagelles vers tes trompes de Fallope…

— Oooh putain…

— Est-ce que j’ai une tête à baiser pour le plaisir ?

— Aahh gonade-moi !

Neuf mois plus tard… Lou est arrivée si vite que nous n’avions même pas eu le temps de déménager. J’accélère ce récit pour arriver au but : ce n’est pas la vie, mais la non-mort qui est le sujet de ce livre. Faire un enfant à cinquante ans, c’est essayer de corriger un scénario écrit d’avance. Généralement l’homme naît, se marie, se reproduit, divorce, et puis à cinquante ans il se repose. J’ai désobéi au programme en choisissant la reproduction plutôt que la retraite.