Выбрать главу

Le soir même de la naissance de notre bébé, David Pujadas annonçait au JT que l’espérance de vie des Français stagnait à 78 ans. Il ne me restait que vingt-six années à vivre. Or c’était l’âge de Léonore et nous savions tous deux à quelle vitesse passaient vingt-six années : en cinq minutes.

Vingt-six ans, soit 9 490 jours à vivre. Chaque journée devait être savourée lentement du réveil au coucher, comme si je sortais de prison. Je devais vivre comme si je naissais chaque matin. Voir le monde avec des yeux de bébé alors que j’étais une vieille bagnole d’occasion. Il faudrait m’inventer un calendrier de l’avent avec 9 490 fenêtres à ouvrir. Chaque jour qui passe est un jour de moins : 9 490 journées me séparent de la Réponse. J’ai appris à ma fille une blague que ma mère m’avait apprise : retourner la coquille de l’œuf à la coque que l’on vient d’ingurgiter. Lou fait semblant de n’avoir pas commencé son œuf, et je me fâche pour de faux. Elle casse la coquille avec sa cuillère et je fais mine de m’étonner que la coquille soit vide. Nous rions ensemble d’une blague où tout le monde joue la comédie : Lou se force à croire qu’elle m’a bien piégé et je fais comme si j’étais surpris par la même farce tous les jours. Ce petit manège sisyphien ne serait-il pas une métaphore de la condition humaine ? Ta coquille est vide, retourne-la et fais comme si c’était drôle. Vieillir, c’est rigoler à une blague que tu connais par cœur.

Ma peur de la mort est ridicule, je le sais. Il est temps de l’avouer : mon nihilisme est un échec. Je me suis toute ma vie moqué de la vie ; j’ai fait de l’ironie mon fonds de commerce. Je ne crois pas en Dieu : c’est pourquoi je veux survivre. (Même sous-vivre, je m’en contenterais.) Je suis un nihiliste qui a hérité de deux enfants. Me voilà forcé de reconnaître publiquement, tout fier et penaud, que donner la vie est la plus importante chose qui me soit arrivée, à moi l’animateur de disputes audiovisuelles et le réalisateur de films satiriques.

Il y a deux sortes de nihilistes : ceux qui se suicident et ceux qui se reproduisent. Les premiers sont dangereux, les seconds pathétiques. Les nihilistes violents ont réussi à déconsidérer mon pessimisme de salon. C’est Cioran que les djihadistes assassinent. J’en veux beaucoup aux islamistes de rendre dérisoire la dérision. Mais c’est ainsi, il me faut l’avouer : toute vie, même nulle, est supérieure au néant, même héroïque. Si l’on ne croit pas en une vie éternelle posthume, on désire forcément prolonger sa propre durée. Et c’est ainsi que, de cynique et mélancolique, l’on devient scientiste et posthumain.

Le récit de vie que vous lisez garantit mon éternisation. Il est conservé sur le logiciel Human Longevity dossier numéro X76097AA804. Nous y reviendrons plus tard.

Jusqu’à cinquante ans, on court dans la foule. Passé cet âge, on est un peu moins pressé d’avancer. Autour de soi l’on distingue moins de monde, et devant, un précipice béant. Ma vie s’est amenuisée. Je sens bien que mon cerveau est plus jeune que mon corps. Je me fais battre au tennis 6–2 par mon neveu âgé de douze ans. Romy sait changer les cartouches de mon imprimante ; j’en suis incapable. Je mets trois jours à récupérer après une soirée tequila. J’ai atteint l’âge où l’on a peur de se droguer : on sniffe des « pointes » à la place des « poutres » d’antan. On a tout le temps l’air coincé parce qu’on se retient de faire un AVC du visage. On boit des verres de jus de pomme avec des glaçons pour faire croire que c’est du whisky. On ne se retourne plus sur les filles dans la rue car on craint d’attraper un torticolis. Dès qu’on veut surfer sur la mer, on chope une double otite. Chaque nuit, on se réveille une ou deux fois pour aller uriner. C’est aussi cela, les joies de la cinquantaine : si l’on m’avait dit qu’un jour j’attacherais ma ceinture de sécurité à l’arrière des taxis !

Les vieux ont tout le temps mal quelque part. Le corps est usé ; il y a très peu de jours sans douleurs idiotes au pied, crampe à la jambe ou élancement intercostal. Sans parler des dommages psychologiques ou nerveux. Le pire étant de se plaindre sans cesse. La vieillesse consiste principalement à faire chier son entourage. Le vieux râle, se plaint et fait fuir les jeunes.

Le point commun entre tous les quinquagénaires, c’est la trouille. On la vérifie à certains gestes : nous faisons terriblement attention à ce que nous mangeons. Nous arrêtons de fumer et de boire. Nous nous mettons à l’abri du soleil. Nous évitons les oxydations de toute sorte. Nous sommes flippés en permanence. D’anciens fêtards se muent en lâches pétochards craignant pour leur peau. Tenez, même ce mot : « pétochard », est un indice de la vieillesse de l’auteur de ces lignes. Nous protégeons nos derniers instants. Nous signons des contrats d’épargne-retraite, des assurances-vie, des investissements locatifs. Ma génération est passée en un clin d’œil de l’inconséquence à la paranoïa. J’ai l’impression que le changement a eu lieu en une nuit : soudain tous mes potes destroy des années 80 ne jurent plus que par la nourriture bio, le quinoa, le véganisme et les randonnées à vélo. Une sorte de GGBG (Gigantesque Gueule de Bois Générationnelle) s’est emparée de nous. Plus mes amis étaient foncedés dans les toilettes du Baron il y a vingt ans, plus ils me donnent des leçons d’hygiène de vie et de santé aujourd’hui. C’est d’autant plus surréaliste que je ne l’ai pas vu venir ! J’étais peut-être dans un trou noir avec mes divorces et mes émissions de télé, je croyais qu’il était encore cool de se droguer avec des escort-girls, je n’avais pas vu le monde changer autour de moi. Des mecs qui terminaient dans le caniveau à 8 du mat’ sont devenus des ayatollahs des légumineuses, et mes anciens dealers, des apôtres de la marche en montagne, chaussés de croquenots North Face. Tout d’un coup, si tu allumes une cigarette, tu es un assassin suicidaire ; si tu commandes une caipirovska, un déchet puant. T’as pas lu Sylvain Tesson ? Pauvre de toi. C’est leur passé qu’ils engueulent. Même Sylvain a failli crever à force de grimper bourré sur les toits. Arrêtez d’en faire un moine écologiste ! Tesson est comme moi : un alcoolique russophile qui a peur de crever.

Je me suis mis à regarder toutes les émissions de cuisiniers. « Masterchef », « Top chef », « Les Escapades de Petitrenaud » : je suis un ex-clubbeur reconverti dans la cuisine light. Et puis ce qui devait arriver arriva : je me suis inscrit à un club de gym. Même dans mes pires cauchemars, jamais je n’avais anticipé pareil désastre : moi sur un vélo elliptique, moi secoué par un power plate, moi allongé sur les coudes en position de gainage, moi adossé au mur imitant une chaise, moi tirant sur des élastiques, moi soulevant des poids pour remplacer mes seins par des pectoraux. Durant des siècles, l’homme a combattu dans des guerres héroïques ; au XXIe siècle, la lutte contre la mort prend une autre forme, celle d’un type en short qui fait de la corde à sauter.

J’ai peur parce que Romy et Lou ne méritent pas d’être orphelines. Je cherche à repousser ma fin. La vie se termine et je ne l’accepte pas. La mort ne cadre pas dans mon rétroplanning. Ce matin, j’ai marché pieds nus sur des fraises que mon bébé avait jetées sur le parquet.

Ce bonheur, conquis de haute lutte,

S’achèvera-t-il dans les cinq prochaines minutes ?

Je deviens sourd : je fais répéter les phrases des gens. Mais peut-être n’ai-je aucun problème d’ouïe, peut-être tout simplement que les autres ne m’intéressent pas. J’ai l’âge où l’on commence à boire du Coca Zéro parce que son ventre pousse et qu’on a peur de ne plus voir sa bite. Chaque soir, je compte dans mon bain mes cheveux perdus qui flottent sur l’eau. S’il y en a plus de dix, je déprime. Avec une pince à épiler, je traque aussi les poils blancs qui poussent dans mon nez et sur mes oreilles, et je rétrécis mes sourcils broussailleux dignes de François Fillon. Je surveille mes grains de beauté comme le lait sur le feu. Je m’habille en costumes « fit » d’Hedi Slimane en espérant que si la mort croise un barbu engoncé dans une veste cintrée, elle se dira qu’il y a erreur sur la personne. Les articulations de mes mains s’engourdissent, mon dos est courbaturé après quinze minutes d’exercice physique. À cinquante ans, on n’a plus le temps de flâner. Le temps est minuté. Ma montre connectée affiche en permanence mes pulsations cardiaques par minute ainsi que le nombre de calories que je brûle en marchant. Mon tee-shirt Hexoskin transmet mon taux de transpiration par Bluetooth vers mon iPhone 7. Cela me rassure de connaître ces statistiques vaines. À tout instant, je peux vous énoncer le nombre de pas que j’ai réalisés depuis le matin. L’Organisation mondiale de la santé recommande de faire 10 000 pas par jour ; j’en suis à 6 136 et je suis déjà vanné.