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J’ai perdu quelque chose en cours de route et cette chose s’appelle ma jeunesse. Dans notre époque sans relief, seule la mort donne le vertige. Depuis le début de ce chapitre, 10 000 personnes sont mortes dans le monde. D’ici la fin de ce bouquin, je préfère ne même pas dénombrer le carnage ; le charnier serait trop répugnant.

Il y a une chose que je ne comprends pas : pour conduire une voiture, il faut passer un permis, mais pour donner la vie, rien. N’importe quel abruti peut devenir père. Il lui suffit de planter sa graine et neuf mois plus tard, cette responsabilité si écrasante, si gigantesque, lui tombe dessus. Quel homme est préparé à un travail pareil ? Je préconise la création d’un « permis de paternité », avec un examen préalable, comme pour le permis de conduire, où l’on vérifierait la générosité, la capacité à aimer, l’exemplarité morale, la chaleur humaine, la douceur, la politesse, la culture et bien sûr l’absence totale de tendances pédophiles ou incestueuses. Seuls les hommes parfaits devraient être autorisés à se reproduire. Le problème avec le « permis de paternité », c’est que personne de ma connaissance ne l’obtiendrait, et surtout pas votre serviteur. La génération qui instaurera le « permis de paternité » sera sans doute la dernière. Ensuite, plus aucun homme ne sera autorisé à faire des enfants. L’humanité disparaîtra par retrait de permis.

Père est un métier qui s’improvise, même quand on l’a désiré. Logiquement, la nature a prévu un flot de tendresse filiale, une joie qui vous submerge dès la naissance. Le père hérite d’un bébé qui braille dans ses bras : il tombe amoureux de cette créature bleue et gluante qui agite les pieds. La nature compte beaucoup sur ce moment où un jeune écervelé devient vieux gâteux. C’est le déclic paternel : soudain l’homme ne pense plus à sa voiture, son appartement, son boulot, ni même à tromper la mère de son enfant. L’homme n’est plus un homme, mais un père de famille, le « grand aventurier des temps modernes » selon Péguy : en réalité un imbécile heureux. Sait-il ce qui l’attend ? Non : là encore, la nature est bien organisée. Si les hommes savaient ce qui les attend, ils réfléchiraient avant de se lancer dans un projet aussi insensé. Ils choisiraient des aventures plus faciles : traverser le Pacifique à la nage ou escalader l’Himalaya pieds nus. Des promenades de santé. La paternité tombe sur un incompétent sans avertissement. C’est une catastrophe nommée bonheur.

J’ai deux filles : la première a 10 ans, la seconde vient d’apprendre à dire son prénom. Vous remarquez que j’ai dit « la seconde » et non « la deuxième » : c’est de la superstition. J’espère que l’adage « jamais deux sans trois » ne passera pas par moi, mais en réalité le fait d’écrire cette phrase prouve que je suis déjà préparé au pire. Ai-je été un bon père ? Comment le savoir ? Parfois je fus absent ou inconséquent, maladroit ou simplement idiot ; j’ai fait de mon mieux. J’ai fait des câlins et des bisous, j’ai travaillé pour que mes filles aient une maison propre et une nourriture saine, qu’elles partent en vacances au soleil ; ce genre de choses qu’elles tiennent pour acquises m’ont demandé beaucoup d’efforts. La paternité, pour moi, c’est deux choses : 1) ce qui a donné un sens à ma vie ; 2) ce qui m’a empêché de mourir. Il faut cesser de croire qu’un père est quelqu’un qui s’occupe des autres. C’est faux. Je suis sincère en écrivant cela. Ma génération est celle où ce sont les enfants qui s’occupent des parents. Quand je suis devenu papa, je me prenais pour Kurt Cobain, qui avait aussi une fille. Mais contrairement à lui, je ne me suis pas suicidé. Souvent je pense à Frances Bean Cobain, qui a vingt-cinq ans aujourd’hui. J’aime un peu moins Nirvana quand je pense à Frances. Père est un job dont on n’a pas le droit de démissionner.

Cela ne m’empêche pas de culpabiliser tout le temps. Je ne suis pas fier de ne pas avoir été capable de rester avec la mère de mon aînée. Comment éduquer une fille quand on a soi-même tout fait pour demeurer infantile ? Je crois que j’ai essayé d’être à la hauteur de l’enjeu. D’être digne de mes enfants, même si mon père s’est moins occupé de moi que ma mère. Ce n’était pas de sa faute, il y a longtemps que tout est pardonné. Je connais tellement de pères qui croient bien s’occuper de leur progéniture, mais qui ne passent jamais un instant seuls avec elle, qui sont au bureau toute la journée et devant l’ordinateur à la maison, qui ne posent aucune question et n’écoutent jamais les réponses, qui mettent des journaux télévisés, des coups de téléphone urgents et des immigrées clandestines entre eux et leurs enfants. Il est tellement facile d’éviter les petites excroissances qui habitent chez soi. On s’arrange pour ne pas leur marcher dessus, alors qu’on devrait plutôt s’en servir pour gravir l’échelon qui nous manque. Mon père n’a pas eu le choix : sa femme est partie avec ses gosses. C’était à la mode, dans les années 70. Je suis plus ringard d’avoir laissé partir la mienne dans les années 90. Il paraît que notre société est celle des pères absents et démissionnaires : je ne l’ai pas vécu ainsi. Quand je me suis séparé de Caroline, je me suis obligé à m’occuper seul de Romy, un week-end sur deux, puis une semaine sur deux. Je l’ai élevée peut-être davantage que si j’avais vécu avec elle 100 % du temps… Et aujourd’hui, avec Lou, j’expérimente la garde non alternée. Ce n’est pas si affreux de voir quelqu’un grandir tous les jours. J’aurai essayé plusieurs styles de paternité : l’absence, l’alternance, la présence. Il faudra un jour demander à mes filles quel papa elles ont préféré : celui qui part, celui qui reste, ou celui qui clignote ? Il n’y a pas que dans le spectacle qu’on peut être intermittent.

J’ai eu de la chance d’avoir des filles. J’ignore si j’aurais pu admirer autant un garçon : pour moi, la paternité, c’est s’émerveiller devant une frange blonde, des dents piquantes, des oreilles roses, des fossettes, une peau de pêche, un profil espiègle, un petit nez, des bagues sur les dents, un menton pointu sur un cou de cygne. La paternité, c’est aussi, par flemme, de laisser l’infante jouer à son jeu vidéo ou regarder Harry Potter pour ne pas avoir à s’en occuper en dehors des repas. Le divorce m’a obligé à jouer à des jeux chiants, comme le Uno (une sorte de variante contemporaine du Mille Bornes de mon enfance). Aujourd’hui ma fille aînée me surpasse dans beaucoup de domaines. Elle m’écrase 21–08 au ping-pong. Elle parle espagnol couramment. Elle veut faire du cinéma comme Sofia Coppola (ce qui fait de moi Francis Ford !).

On dit parfois que les films d’un cinéaste sont ses enfants. J’ai rarement entendu plus grosse connerie. Je n’ai produit que deux chefs-d’œuvre, et ils ne sont pas en pixels.