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Les voyages, le sport, sa femme, toujours pas de réaction. Osborne regardait le paysage par la vitre ouverte où, penchés dans l’azur, quelques voiliers sillonnaient la baie d’Auraki. Il aurait pu parler du boat people qui avait débarqué la semaine dernière près de Brisbane, des réfugiés qu’on voyait en plan serré à la télé jeter leurs enfants à la mer pour obliger la riche Australie à les accueillir, puis des personnalités locales qui s’apitoyaient sur le désespoir de ces pauvres bougres tout en soulignant que, tout de même, jeter ses propres enfants à la mer, ces gens-là n’étaient pas comme nous… Ce qu’on ne voyait pas à la télé (pour ça il aurait fallu élargir le plan), c’est que des navires de secours étaient là, à quelques encablures du boat people prêt à sombrer, et que ces affamés jetaient leurs enfants à la mer pour qu’au moins eux soient sauvés.

Voilà ce qu’Osborne avait retenu de son exil en Australie, mais il ne dit rien. Rien du tout.

Ses grosses pognes sur le volant, Tom Culhane laissa tomber la causette. Ils roulaient maintenant sur le motorway qui relie l’aéroport aux faubourgs de la ville. Le ciel était bleu à s’y jeter. Osborne écrasa son mégot contre la portière et saisit la mallette posée à ses pieds. Il l’installa sur ses genoux, fouilla à l’intérieur. Tobby, qui s’était dressé à l’arrière, se mit à piétiner la banquette en jappant.

— Il a senti la niche ! glapit son maître.

Comme l’animal commençait à aboyer, il s’écria :

— Oh Tobby, la ferme ! On n’est pas aveugle !

Osborne avait sorti un sachet plastifié de sa mallette : il en retira deux grosses têtes d’herbe, qu’il broya dans sa paume, les renversa sur une feuille de papier, saupoudra une petite quantité de cocaïne et roula le joint avec une rapidité étonnante. Il fuma le tout en quelques bouffées âcres qui dansèrent un instant dans l’habitacle avant de filer à toute vitesse par la vitre ouverte.

Culhane se tut jusqu’à Auckland.

Il ne savait pas d’où sortait ce type mais il allait y avoir du changement.

*

Dans ces villes où tout est neuf, même le passé, un rien vous esbaudit. Le commissariat central était un bâtiment moderne avec vue sur Freemans Bay, le port de plaisance où paraît-il chaque voilier rêve un jour de mouiller. Verre et nouveaux matériaux se disputaient les primeurs technologiques pour un résultat délibérément onéreux. De l’extérieur, de larges baies vitrées reflétaient les humeurs d’un ciel trop vieux pour s’y reconnaître.

— Alors, vous trouvez ça comment ?

Depuis la dalle, Osborne renifla.

— On dirait une banque.

Le policier examina de nouveau l’amalgame architectural, la tête dans les nuages. Ne savait trop quoi penser.

— Vous venez d’où, Culhane ?

Tom se renfrogna : comment Osborne savait-il qu’il n’était pas d’ici ? Sur le coup, le vieux complexe du plouc débarquant à la ville resurgit.

— De l’île du Sud, répondit-il. Je viens d’avoir ma mutation. Avant je travaillais à Christchurch. C’est plutôt calme là-bas…

Doux euphémisme. Malgré son sourire mécanique et son anglais impeccable, Tom se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il jeta un œil à sa montre.

— Le capitaine Timu vous attend…

Deux Polynésiens lustraient le grand hall marbré du commissariat central. Fidèle à l’architecture-enveloppe du moment, l’intérieur du bâtiment était neutre, standardisé, susceptible de reconfiguration immédiate. À l’étage, des policiers en uniforme déambulaient dans les allées. Aux regards furtifs mais convergents des recrues féminines, Culhane comprit que ce n’était pas lui qu’on dévisageait. De toute façon, depuis son arrivée Tom était comme transparent…

— C’est ici, fit-il en désignant une porte de bois verni.

Osborne ôta ses lunettes noires. Tom eut alors une impression mélangée : il n’avait jamais vu des yeux pareils.

— Je vous attends au deuxième… Devant la machine à café… Au bout du couloir…

Des yeux jaunes, merde alors.

Jon Timu était le nouveau chef de la police d’Auckland. Les cheveux ras, un front bosselé qui accentuait son allure de guerrier fatigué, le Maori devait peser plus de deux cents livres mais ses gestes étaient presque gracieux. Il fit signe à Osborne de s’asseoir.

Les deux hommes se connaissaient de réputation. D’après le dossier constitué par Gallaher, celle de Paul Osborne n’était pas fameuse mais Timu se méfiait des « hommes finis ». Osborne avait très tôt intégré l’équipe de Fitzgerald, qui avait fait de lui son bras droit ; la performance n’était pas mince. Sous sa coupe, Osborne était devenu une sorte de spécialiste de la question maorie : il parlait l’autochtone et son influence auprès de la communauté était plutôt bonne — il avait notamment désamorcé ce qui aurait pu devenir une émeute dans les quartiers défavorisés de la ville après qu’un jeune Maori eut été abattu par un policier… On ne savait pas ce qui avait motivé sa soudaine mise à l’écart mais on soupçonnait Osborne de régler ses comptes avec certains malfrats de la ville. Hasard ou coïncidence, les mêmes bruits couraient sur le dos de Fitzgerald…

Timu alluma un cigarillo. Le Maori avait la cinquantaine mais ses cernes de veuf trahissaient son lot d’insomnies.

— Ravi de vous revoir parmi nous, dit-il. Puisque vous avez accepté votre réincorporation, je vais jouer franc jeu avec vous, Osborne… L’affaire Kirk a été un véritable fiasco pour la police et l’équipe dirigée par votre ancien patron a été anéantie en tentant d’arrêter le tueur : votre frère faisait partie des victimes, n’est-ce pas ?

— Mon demi-frère, rectifia Osborne. On se connaissait à peine.

L’œil du Maori s’aiguisa :

— Il ne vous a pas contacté lors de l’enquête menée par Fitzgerald ?

— Gallaher m’a déjà posé cette question.

— Nous manquons d’informations.

— Je n’ai plus de contact avec le service depuis longtemps, vous devez le savoir, non ?

Timu émit une sorte de grognement. C’est à peine si Osborne desserrait les dents et ses yeux tourmentés ne lui disaient rien…

— Qu’est-ce que vous faisiez à Sydney ? demanda le Maori.

— Rien de terrible.

— C’est Fitzgerald qui vous a mis sur la touche ?

— On peut voir les choses comme ça.

— Pourquoi ?

— Des raisons personnelles.

— Que voulez-vous dire ?

— Des choses personnelles.

— Ah oui ?

Timu chercha une faille dans son regard, n’y trouva que le vide.

— Bon, soupira le chef de la police, vous avez côtoyé Fitzgerald pendant six ans : vous connaissez sa façon de travailler et le caractère paranoïaque et brutal de ses méthodes… L’affaire Kirk, comme vous le savez, a été très mal menée : Fitzgerald le savait et connaissait ses responsabilités dans cette histoire. Six policiers sont morts par sa faute, sans parler des victimes du tueur, et un de ses complices présumés, Zinzan Bee, a bel et bien disparu. La presse n’a pas été tendre avec nos services et il est hors de question qu’un tel sabotage se reproduise.

— Sabotage ?

— Fitzgerald travaillait en équipe réduite sans rien laisser filtrer des avancées de ses enquêtes, celle de Kirk en particulier, expliqua Timu. Sa mort et celle de ses proches collaborateurs ont laissé des zones d’ombre, démontrant ainsi les limites des fameuses méthodes employées. Je veux de la transparence, dit-il sans le quitter des yeux, de la transparence et une mise en commun des informations récoltées. Hors de question de mener des enquêtes en solo ou de jouer au shérif dans la ville : c’est bien compris ?