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L’entreprise de Melrose pour laquelle travaillait Johann Griffith. Une coïncidence de plus… Le site étant bouclé jusqu’à nouvel ordre, Osborne évita l’agent en faction devant la grille et contourna l’entrepôt. Il erra un moment avant de trouver une ouverture. La ruelle était vide, hormis un chien qui fouillait une poubelle renversée. Osborne escalada le grillage, manqua d’y déchirer sa veste et, d’un saut, passa de l’autre côté.

Des herbes folles pliaient sous la brise. Le terrain, qui avait été ratissé par les différents services de police, était fantomatique avec ses rubans bicolores qui claquaient au vent. Courbant l’échine, Osborne fila jusqu’au lieu où avait été découvert le corps d’Ann Brook. Un bouquet de ronces, une terre à cailloux jonchée de détritus, bouteilles, sacs plastique, papiers gras, boîtes de conserve, canettes, on trouvait un peu de tout mais pas l’ombre d’un fossé. Il avait beau inspecter le sol, ça ne lui rappelait rien.

Rien du tout.

Ponsonby Road. Restaurants, bars, boutiques, population, ici tout résidait dans l’art de rester chic et britannique.

Ann Brook avait parlé d’un copain qui habitait le quartier. C’est là qu’ils avaient rejoint la party. Osborne se souvenait vaguement d’une piscine, et puis plus rien. Il devait être alors aux alentours de quatre heures du matin. De Ponsonby à l’hôtel Debrett, il y avait à peine une demi-heure de marche ; en supposant qu’il soit passé prendre le revolver et les clés de la voiture, il avait pu être de retour dans le quartier de Ponsonby vers cinq heures. Pour quoi faire ?

La visite à l’entrepôt de New Lynn l’avait laissé de marbre, comme s’il n’y avait jamais mis les pieds…

Osborne tourna un moment dans le quartier avant de stopper la Chevrolet devant les grilles d’un chantier. O’Neill Street, une rue perpendiculaire à Ponsonby Road : pas un ouvrier à l’horizon — on faisait relâche le samedi. Il n’eut pas à escalader, c’était ouvert à tous les vents.

Il y avait là quelques fondations, des baraquements de préfabriqués, des bouts de ferraille, un stock de parpaings, du ciment qui s’était déversé à terre… Un sentiment étrange lui comprimait la poitrine tandis qu’il foulait le sol. Il vit d’abord les conduites d’arrivée d’eau puis la tranchée qu’on avait creusée le long des fondations : un fossé profond qui courait sur une vingtaine de mètres… Osborne étudia longuement le tracé, puis se redressa. Toujours pas la moindre trace de sang ni d’indices tendant à prouver qu’un cadavre avait pu y être jeté… C’est en longeant la tranchée qu’il découvrit ce qu’il cherchait : à terre, parmi la caillasse, une douille.

Une douille de .38.

Il n’avait pas reconnu le fossé mais la peur, elle, restait intacte.

*

La tapisserie de la chambre valait tout juste son poids de papier. Allongé sur le matelas, Osborne recollait les morceaux qui s’étaient décollés de sa tête. La nuit tombait et les questions affluaient, oppressantes. Si Ann avait bien été tuée à Ponsonby et non à New Lynn, pourquoi était-il revenu sur ses pas avec une arme ? Avait-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ? Et de quoi avait-il peur au juste ?

Il s’accouda à la fenêtre, fuma une cigarette. Dehors tout était calme, tellement qu’on avait peine à y croire — un de ces soirs d’été avec ses courants d’air et ses gazouillis d’oiseaux qui paradaient au-dessus des toits. Il revoyait Ann dans le parc, longue silhouette métissée sous la lune, ses yeux rieurs, ses belles jambes musclées et cet air dionysiaque qu’elle avait en lui demandant de le suivre… Il se fichait bien que d’autres la traitent en simple objet de jouissance : le double d’Hana était mort, le crâne ouvert sur un terrain vague, et lui n’était même pas capable de savoir s’il était impliqué dans ce meurtre.

D’hostile, la situation n’allait pas tarder à devenir menaçante : on allait retrouver son sperme dans l’estomac d’Ann, ses empreintes à bord du coupé et plusieurs témoins qui les avaient vus ensemble durant la nuit. Les flics feraient vite le recoupement. Il avait deux, peut-être trois jours devant lui…

Osborne jeta son mégot dans la cour intérieure et ne put retenir un frisson — Globule : on voyait encore la trace de ses coussinets sur le rebord de la fenêtre… Il fila jusqu’aux toilettes et chia, tête basse, en regardant ses genoux trembler.

3

Hana était rentrée d’Europe un vendredi. Sa bourse d’études l’avait menée à Londres mais elle gardait le contact avec les antipodes par téléphone. « Un diplôme à Cambridge, ça va t’en ouvrir des portes ! » assurait sa mère, qui n’en avait jamais poussé de semblable.

Une maîtrise d’ethnologie en poche, Hana avait préféré voyager sans éprouver le besoin de rentrer au « pays du long nuage blanc [25] » : pas maintenant. Elle était partie pour voir le monde.

Ses grands-parents surtout lui manquaient. Pita, bien sûr, qui l’avait initiée aux danses du haka, mais aussi Wira, sa femme. Issue d’une tribu réputée et respectée, la kua[26] lui avait tout appris, tout donné : son mana, sa force et son prestige, lorsqu’elle était venue la trouver à dix-huit ans, souillée, humiliée. C’est elle qui l’avait reconstruite, pièce par pièce, elle qui avait chassé la violence de son corps désormais tapu, sacré, elle qui lui avait appris le mauri, le principe fondamental de la vie des êtres humains, et sa généalogie, le wakapapa, pour qu’enfin elle revienne parmi eux, peuple de la terre.

Et elle avait réussi. Près de sa grand-mère, Hana avait reconquis son équilibre, sa force : elle grandissait et le monde s’ensorcelait à mesure qu’elle se recomposait. Sa grand-mère avait eu raison des démons. Elle était partie pour l’Europe riche de ses enseignements, et son corps brisé se reconstituait comme une ontogenèse toujours en cours. Bientôt Hana serait guérie : ce n’était plus qu’une question de temps.

Le décès de Wira allait tout précipiter…

Hana rentra d’Europe un vendredi, la veille de l’enterrement, en catastrophe.

Ses parents l’attendaient dans le hall de l’aéroport, plus vieux mais les mêmes, mélange d’affection désorganisée pour l’une et de retenue ombrageuse pour l’autre. Susan avait fondu en larmes dans les bras de sa fille. Glenn, qui n’avait toujours pas retrouvé de travail depuis la privatisation des chemins de fer, restait en retrait, silencieux : la perte de sa mère finissait de l’anéantir.

Ils échangèrent quelques banalités concernant les vingt-six heures d’avion qu’Hana venait d’effectuer mais l’ambiance était morose en grimpant dans la Toyota familiale. Pour son retour au pays, on avait rêvé à d’autres retrouvailles… C’est en quittant le parking de l’aéroport qu’Hana aperçut sa vieille guimbarde, reconnaissable entre toutes avec sa peinture passée et sa portière ébréchée. Elle les suivit sur le motorway.

— Vous l’avez vendue à qui, la Dodge ?

— La Dodge ? reprit Glenn. Bah, elle était en dépôt au garage Carter… Pourquoi ?

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25

Nom donné par les premiers Maoris à la Nouvelle-Zélande.

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26

Doyenne.