— Non, comme ça…
Hana garda un œil sur le rétroviseur. La guimbarde roulait à distance, se perdant au hasard de la circulation pour resurgir à l’improviste. Ils parlèrent peu durant le trajet qui les ramenait à Red Hill. Le tangihanga[27] avait lieu demain matin à dix heures au marae de West Coast Road.
Si de nouvelles constructions avaient lifté le centre-ville d’Auckland, le quartier de Red Hill n’avait pas changé, hormis peut-être les marques sur les tee-shirts des adolescents. La maison de son enfance était simplement un peu plus grise, les arbustes un peu plus touffus, les souvenirs un peu plus concrets — un supermarché discount avait été bâti sur le terrain vague, derrière l’arrêt de bus où, dix ans plus tôt, Glenn l’avait retrouvée en pleurs, couverte de crachats et de boue…
Hana jeta un œil vers la rue : deux gamins roulaient leur pauvre mécanique sur le trottoir mais, entre chien et loup, elle ne vit pas l’ombre d’une Dodge. Étrange…
Ils dînèrent dans la cuisine, comme avant. Susan fit ce qu’elle pouvait pour égayer le repas mais le cœur n’y était pas. Glenn ne but pas une goutte à table mais il puait l’alcool à plein nez. Lasse, Hana partit se coucher tôt ; la journée de demain serait longue.
Nulle nostalgie en retrouvant sa chambre d’adolescente ; l’étagère à figurines (des danseuses hindoues), le parquet blanc où elle écrivait au crayon à papier (une écriture minuscule qui, d’une latte à l’autre et malgré le temps et les serpillières, continuait de divaguer comme un serpent le long du lit), la fenêtre où elle s’imaginait plus grande, tout lui semblait à la fois familier et suranné. Restait le souvenir de Paul Osborne, son voisin, qu’elle avait aimé en secret durant tant d’années, l’homme qui avait réveillé son corps, Paul qu’elle avait essayé de sortir de Red Hill en l’incitant à rejoindre le kohangareo, et qui l’avait trahie…
Hana releva les stores vénitiens qui scalpaient la brise et évalua le jardin en contrebas. Le soir s’accrochait aux antennes paraboliques, on apercevait le jacaranda et le toit des voisins, des nouveaux, paraît-il… Mal taillée, la haie cachait la lucarne d’en face.
Au fond, rien n’avait changé.
Hana se déshabilla et se laissa envahir par les draps. Le décalage horaire l’avait mise sur le flanc mais elle ne s’endormirait pas si vite. Pas comme ça : il y avait ce poids sur sa poitrine, l’esprit de sa grand-mère qui flottait autour d’elle, à la dérive… Ka aha ra koe ? Ka aha ra koe ? Que vas-tu devenir, que vas-tu devenir ?
Les yeux rivés sur ce plafond qui ne lui disait plus rien, Hana frôlait les abîmes quand un bruit la fit sursauter : un léger choc contre la vitre.
Les rideaux tremblaient par la fenêtre ouverte ; on n’entendait que le bruissement du vent dans les branches du jacaranda et l’écho lointain de la télévision en bas… Il y eut alors un autre bruit, plus feutré.
Elle alluma la lampe de chevet et vit le caillou qui, ayant ricoché contre la vitre ouverte, gisait sur le parquet. Quittant les draps, Hana s’agenouilla. Tenu par des élastiques, un bout de papier recouvrait la pierre. Un mot qui disait : « 11 a.m. Dimanche. Au départ des ferries. »
Elle sourit malgré elle.
Paul… Paul Osborne.
Au large passaient les pétrels. Envolés par paquets de plumes grises, les oiseaux chassaient le jour en rasant l’écume. Les rayons glacés touchaient à peine les surfaces. Cette nuit comme toutes les nuits, Hana était partie se baigner, nue.
Une heure déjà qu’elle nageait.
Le rivage à l’aube n’était plus qu’un point de sable miséreux dans son dos, comme si le seul fait de flotter pouvait taire la rage et la mélancolie qui la brisaient, prolongeaient sa mort lente, cette nuit tombée à l’aune de ses trente ans et qui ne blanchirait plus, faute d’astre à éclairer : elle était partie l’étoile, embarquée pour d’autres cosmos. Hana avait oublié le soleil et les oiseaux qui ce matin encore s’échinaient à la tirer du naufrage programmé où elle baignait, son beau corps d’airain et de chagrin parti au loin, si loin du bord…
Pas moyen d’en rire. Pas moyen d’oublier. Hana nageait comme on part en cavale, pas certaine de revenir, seule parmi ces vagues molles que les courants emportaient sans cri, à brasses coulées, elle s’effacerait bientôt du monde, comme une peinture diluée sur une palette. Son désespoir était un fruit mûr. Hana nageait à défaut de s’évanouir, de se fondre à l’écume que les rayons accrochaient, prisonnière d’une nature qui ne voulait plus d’elle. Couler, se laisser aller aux appels des grands fonds, voilà l’idée…
Le jour mordait l’horizon, couvrant la mousse d’une brume verte : Hana s’arrêta soudain de nager. Peur du vide en dessous ou simple instinct de survie ? La jeune Maorie regarda autour d’elle, ne vit d’abord que l’océan languissant à l’aurore, puis son cœur se contracta : un aileron fendait les vagues. Un aileron en forme de cimeterre qui filait droit sur elle.
Deux, puis trois nageoires caudales apparurent, à quelques mètres : des requins. Il en rôdait au large. Hana songea à ses jambes qui, battant verticalement, la maintenaient à la surface, puis chassa ses pensées stupides : ce n’était que des petits requins bleus, a priori inoffensifs… De fait, les squales plongèrent et après quelques cercles menaçants, la jugeant probablement trop imposante pour une proie, passèrent leur chemin.
L’aube grandissait à l’autre bout de la terre ; il était temps de rentrer.
Une petite colonie de kororas, des manchots pygmées à dos bleu, picoraient les coquillages. Hana regagna le rivage, à bout de forces.
Les vagues la poussèrent vers la plage où après une heure de lutte elle accostait enfin, titubant sous les déferlantes. Le souffle lui manquait, au point de se laisser rouler à terre. Les manchots s’ébrouèrent à sa vue, découvrant leur ventre blanc : dérangés en plein repas, ils se dandinèrent vers d’autres festins sans oublier de houspiller la brise qui n’y était pour rien.
Hana cracha ses poumons, à genoux dans l’écume, épuisée. Des gouttes salées perlaient de ses cheveux noirs, laissant sur ses lèvres un bouquet d’inachevé. Partie de nuit vers l’horizon, elle était revenue, une fois de plus… Une fois de trop ? Toute à sa lassitude, elle ne vit pas l’homme qui sortait du bois voisin.
Les muscles comme du fer, Hana récupérait à grand-peine.
L’homme hocha la tête devant son corps nu, à quatre pattes dans l’écume.
— Tu es folle d’aller si loin, dit-il.
Hana ne répondit pas. Il n’y avait pas que les poumons : le cœur aussi lui manquait…
4
— À demain, mon grand…
Jon Timu ébouriffa les cheveux de son fils. Mark eut en retour un geste d’agacement : il regardait la télévision. « Urgences », sa série préférée. Mark n’aimait pas qu’on le dérange pendant sa série préférée. Il le répétait pourtant toute la journée à qui voulait l’entendre : « Urgences », c’était sa série préférée.