— Je ne t’ai pas vu à l’enterrement…
— Je n’étais pas invité.
— Tu t’es toujours invité tout seul, non ?
— J’ai surtout jamais rien compris à la façon dont on m’invitait…
L’allusion au wero de West Coast Road datait. Hana ne releva pas. À l’abri du golfe, l’eau était d’un bleu tropical. La Maorie allongea le bras par-dessus la rambarde. Paul se tut un moment — elle attrapait des embruns.
Accoudés au bastingage, deux petits Chinois jetaient leur bâton d’ice-cream dans le bouillon des hélices sous le regard attendri des parents, qui en profitèrent pour prendre des photos. Hana parlait sans le regarder :
— Tu ne me demandes pas pourquoi je suis venue à ton rendez-vous ?
— Non.
— Tu fais bien.
Impossible de savoir ce qu’elle tramait derrière ses lunettes de soleil. La brise qui malmenait son chemisier fit alors sauter un bouton.
— Pas pour un truc cochon au moins ? dit-elle.
Il secoua la tête.
— Non plus.
— Dommage… (Elle se reboutonna.) La dernière fois, c’était plutôt bien, non ?
— Pas mal, ouais…
Cape Reinga. Il en aurait dégueulé.
Une volée de mouettes passa dans l’azur. Le Pacifique rayonnait, avec sa multitude de petits récifs comme autant de réserves naturelles, mais c’est lui qui s’échouait à ses pieds. Hana semblait d’un bloc ; la mort de la grand-mère l’avait visiblement retournée…
La houle monta du large. Pressés à la proue du cargo, les gamins hurlaient à chaque éclaboussure qui balayait le pont.
— Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?
— J’ai vu des choses, répondit-elle, évasive. Et toi ? J’ai appris que tu étais devenu flic. Une sorte de spécialiste de la question maorie, d’après ce qu’on m’a dit…
Nulle ironie dans sa voix.
— Le type qui dirige le service est d’origine maorie, dit-il pour noyer le poisson. Il m’a un peu sensibilisé au problème.
— Fitzgerald est un vendu, déclara Hana.
— C’est surtout un bon flic.
— Les Maoris ont mieux à faire que de coopérer avec les autorités pakehas.
— Tu es partie il y a longtemps, dit-il. Le pays a changé.
— Ah oui ?
Peinée ou non, Hana retrouvait vite sa hargne.
— On en a fini avec la repentance, reprit Paul d’une voix qui se voulait neutre. Les autorités se sont excusées pour les spoliations, ils ont payé, maintenant on est quittes et chacun pour soi. Ils disent qu’il va falloir s’adapter. Personne n’a plus le choix. Avec la politique actuelle, les pauvres sont considérés au mieux comme des assistés, au pire comme des rebuts. Et tu sais comme moi que les Maoris ont toujours eu du mal à se formater au système…
— Le vôtre.
— Oui, le nôtre, concéda Paul. C’est pour ça que les Maoris sont aujourd’hui si nombreux en prison.
Hana le jaugea de son mètre soixante-quinze.
— Et tu es devenu flic pour apprendre aux Maoris à marcher droit ?
— Non : pour leur éviter de marcher là où il ne faut pas.
— Tu n’as jamais su où te situer.
— On fait ce qu’on peut.
— C’est beau ce que tu dis.
— Non, c’est triste.
— C’est pareil…
Ses cheveux noirs flottaient sur ses épaules, tout emmêlés d’embruns. Hana esquissa un sourire mais la mélancolie l’emporta pour le noyer au large. Ils se turent.
Le cargo longea Cape Colville, salua les mouettes de Port Jackson et fendit les vagues plus virulentes du Channel. Flirtant avec l’écume, une colonie de sternes les doubla. Paul et Hana restèrent un moment contre la rambarde. Secoués par la houle, les petits Chinois avaient fini par regagner le banc où leurs parents, verdâtres, rangeaient les appareils photo.
— Et toi ? reprit-il. Pourquoi tu es partie si longtemps ?
— Pour apprendre.
— Apprendre quoi ? L’ethnologie ? C’est ici que les Maoris vivent, pas en Europe.
— Je voulais connaître le monde des pakehas avant de revenir, dit-elle, apprendre leur mauri[34] afin de mieux défendre le nôtre.
— Le défendre contre quoi ?
Hana lui jeta un de ses regards incendiaires.
— Vous croyez peut-être, vous les Occidentaux, que les peuples primitifs sont broyés par la culture dominante, c’est-à-dire la vôtre, mais nous n’avons pas disparu : non seulement nous continuons à penser sans vous, mais nous continuons à penser sur vous. Je suis partie en Europe pour décrocher vos diplômes et tenter de modifier votre approche de l’homme, vos fameuses sciences humaines, pour forcer la discipline à changer, transformer vos regards dominateurs et vous obliger à parler de nous en partenaires des temps modernes et non pas pour se conformer à vos canons civilisateurs… Civilisateurs ! s’emporta-t-elle. Combien de fois faudra-t-il vous le dire ? Vous avez conquis les peuples premiers comme on mate un animal sauvage : vos explorateurs, vos grands découvreurs, vos soi-disant héros ont pillé non seulement nos ressources économiques mais aussi notre art, notre culture même ! Vos musées sont pleins de nos biens les plus sacrés, vous avez volé notre histoire, nos langues, nos coutumes, pour imposer votre mode de vie, vos cultes, votre culture, vos clowneries d’adolescents attardés, ce que vous appelez vos valeurs. Ah ! (La colère l’irradiait.) Parlons-en de vos valeurs ! Le droit d’exploiter tout et tout le temps, quitte à vider la terre de sa substance, de sa vie, le droit de réduire en esclavage ce qui n’est pas conforme à vos fameux critères. Combien de fois faudra-t-il vous le dire ? (De grosses larmes perlaient sous ses lunettes noires, sa voix n’était plus qu’un murmure.) Vous ne comprenez que la violence… Que la violence… Combien de fois… Dans quelle langue…
Paul frissonna sous sa veste. Hana sanglotait doucement à ses côtés, pliée sur la rambarde du cargo, et il n’osait pas la prendre dans ses bras, de peur de tout casser. Était-ce le décès de la grand-mère qui l’avait mise dans cet état ?
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Ça dépend de beaucoup de choses… De toi aussi.
Elle avait vite séché ses larmes. Paul tremblait à ses côtés, pourtant immobile.