— Tu es pathétique, mon pauvre ami… Ce n’est pas ça le utu[35]. Je m’en fous de ta maison : complètement… Ramène-moi à Claris. Je prendrai l’avion.
Paul s’en déchirait l’intérieur de la bouche. Le sang afflua mais Hana s’enfuyait déjà vers le sentier, chemisier violet mordant la brise…
Il avait donné sa démission le lendemain, sans explication.
— Qu’est-ce qui te prend, Paul ? Tu as vu trop de cadavres ?
Penché au-dessus de son bureau, Fitzgerald était furieux.
— Laisse tomber, Jack. Je ne te demande pas d’accepter ma démission, je te la donne.
Mais le Maori n’était pas du genre à abdiquer si facilement — avec cette tête de pioche, il perdait son meilleur lieutenant et le seul type en qui il avait vraiment confiance.
— Je n’en veux pas, de ta démission, répliqua Fitzgerald. J’ai besoin de toi.
— Tu es bien le seul, ironisa-t-il. Adieu.
Paul était devenu flic pour retrouver les crapules qui avaient violé Hana et s’acheter une rédemption : l’amitié qu’il portait à Fitzgerald n’avait rien à voir là-dedans.
— Écoute, s’adoucit Fitzgerald : je ne sais pas ce qui t’arrive mais fous le camp où ça te chante, le temps de te remettre. J’en prends la responsabilité. On reparlera de tout ça après tes vacances.
— Je ne pars pas en vacances, Jack : je pars…
Paul lui avait tendu la main comme on rend la monnaie. Le Maori ne l’avait pas serrée : il avait déchiré sa lettre de démission.
— Tu déconnes complètement, dit-il en guise d’épitaphe.
Le sommeil comateux qui s’était emparé de lui ne le lâcha qu’au petit matin, comme un sac qu’on jette.
Osborne avait dormi une poignée d’heures et se réveillait maintenant, la tête comme désarticulée. Balbutiant des pensées sur l’oreiller ensanglanté, il fouilla dans ses yeux et n’y trouva qu’une longue plainte. La drogue l’avait fichu dans un sale état.
Sur la table du bar américain, le réveil affichait huit heures. Il dut se pencher par la fenêtre du salon pour savoir que c’était le matin. La maison d’Amelia lui sembla désertée jusqu’à ce qu’il entende un bruit d’eau dans les conduites : elle devait prendre une douche à l’étage… Osborne se redressa, fit quelques pas sur le parquet peint du salon et croisa son visage livide dans un miroir. La blessure au cuir chevelu était profonde mais elle avait cessé de saigner. Restaient des croûtes collées aux mèches et des points de suture… Il chancela jusqu’à l’évier de la cuisine. L’eau fraîche coula longtemps sur sa tête cassée.
Amelia descendait l’escalier du loft.
— Qu’est-ce que tu fais là ? fit-elle en le voyant penché sur l’évier.
— Je me rafraîchis les idées.
Mais, en se redressant, l’air avait comme des élans de centrifugeuse. Osborne se posa sur le tabouret du bar.
— Tu ferais bien de te reposer, dit-elle.
Amelia avait planté tout un tas de barrettes multicolores dans ses cheveux, ils étaient courts et d’une teinture poil de carotte flambant neuve qu’il n’avait pas remarquée.
— Ça va mieux ?
— Bof.
Il se sentait comme un nénuphar au milieu de la vase. Amelia évaluait son scalp.
— Toujours aucune idée de qui t’a fait ça ?
— Non.
— Les types portaient des cagoules, reprit-elle. C’est à toi qu’ils en voulaient, à toi personnellement…
Osborne tira une cigarette de son paquet.
— J’ai dû mettre le nez où il ne fallait pas, répondit-il en l’allumant.
— Vu ta gueule, ça a l’air d’être une spécialité…
Il haussa les épaules, résigné. Trop mal pour réfléchir. Plongé sur son visage fiévreux, Amelia avait des sentiments partagés.
— Ces types ont failli te tuer, insista-t-elle. Tu vas quand même porter plainte.
— Ne dis pas de bêtises, rétorqua-t-il depuis son perchoir.
L’assistante du coroner hocha la tête comme si tous les hommes du monde étaient à mettre dans le même sac.
— Je ne sais pas ce que tu as dans la tête, dit-elle, mais je n’aimerais pas être à ta place… En tout cas, tu peux rester ici aussi longtemps qu’il te plaira.
Osborne ne réagit pas. Elle empoigna son sac à main.
— Bon, je file au boulot. J’ai pris du retard avec tes analyses…
Il la regarda comme un amnésique la photo d’un autre.
— Celles des cheveux que tu m’as rapportés l’autre jour, précisa la biologiste. Je passais te les déposer à l’hôtel hier soir quand je t’ai aperçu dans la ruelle avec ces types qui te tapaient dessus…
Amelia tira une enveloppe et un sachet plastifié où trois cheveux noirs s’enchevêtraient.
— Ce sont ceux d’Ann Brook, n’est-ce pas ? dit-elle.
Une lueur de félicitation passa dans ses yeux troubles. Amelia garda son sang-froid — ainsi c’était donc ça…
— On peut savoir de quoi il retourne ?
— Ça ne t’attirerait que des ennuis, répondit-il.
— Pas à toi ?
— J’en ai déjà.
— Arrête de jouer à cache-cache avec moi, tu veux ? Des ennuis, j’en ai aussi des tas, grâce à toi. Maintenant je veux bien risquer ma place pour tes beaux yeux à la con, mais il va falloir m’en dire plus : comment tu t’es procuré ces cheveux ?
Osborne se réfugia derrière un nuage de fumée bleue :
— Par hasard.
— La noyée, c’était aussi un hasard ?
— Je t’expliquerai tout quand j’aurai recollé les morceaux…
— C’est pas demain la veille.
— Je t’en prie, continue à être gentille…
Osborne tendait la main vers l’enveloppe, un sourire blême sur son visage. Capitulant, Amelia lui jeta le rapport d’analyses comme un os à un chien.
— Tu es chiant, dit-elle.
Il ne contesta pas.
— Passe-moi au moins un coup de fil pour me dire que ça va mieux, fit-elle en prenant son sac.
Il acquiesça, écrasa sa cigarette.
— Et surtout ne me remercie pas, conclut-elle, tu vas rouvrir tes plaies…
Elle était marrante… Osborne attendit qu’elle claque la porte de la maison pour examiner le rapport.
Les examens des cheveux révélaient les traces d’alcool (gin), de soda (Schweppes), de LSD (acide), d’herbe (datura), mais également une substance proche du yopo sud-américain, encore non identifiée (probablement ce qu’Ann appelait du « tonnerre »), ainsi que du GHBR, un désinhibant hospitalier.
Gama Hydro Butate Rohypnol. Bizarre : ils avaient pris de tout sauf de ça…
Comme la douleur revenait, lancinante, Osborne avala un nouveau cachet de morphine et se rallongea sur le sofa, la tête dans le formol. Les morts se télescopaient aux vivants. Assommé de médicaments, il s’endormit pour de bon.
10
Six heures du soir. Tom Culhane n’avait pas mangé de la journée et c’était le genre de détail qui altérait son humeur. Sortant d’une réunion interminable avec le capitaine Timu et son équipe, il arrivait seulement maintenant à l’hôpital, en retard d’une bonne demi-heure. Sa femme était pendue au bras du docteur Boorman, le médecin qui la suivait depuis leur arrivée à Auckland, un spécialiste pour lequel ils avaient déjà déboursé plus de douze mille dollars hors assurances. Une fortune qu’ils ne possédaient pas…