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Depuis la scène, la vedette du soir dit qu’elle était contente d’être là, qu’elle allait mettre le feu, c’était pas bien compliqué, il suffisait de s’éclater avec elle, après quoi la mamie aux santiags envoya une mimique entendue à son guitar hero, un certain Jacky Beelight, demanda si on aimait le rock’n’roll en agitant ses colifichets et entama un standard de country, le pied sur le retour.

On l’encourageait, l’œil torve.

Osborne cherchait parmi la foule houblonnée un des visages qui figuraient sur la photo mais, sous les spots, il ne vit pas l’ombre d’un des frères. La musique lui cassait les oreilles. La vieille rockeuse exhortait la foule en agitant son lasso imaginaire : « Yahou ! » Déchaînée, elle commença à passer entre les tables en remuant du croupion et envoyait des œillades goulues aux gros bras agglutinés là. Osborne écrasa sa cigarette dans le cendrier en plastique. Manquait plus qu’elle lui dédie un morceau…

Il achevait son verre mais le reposa sans l’avoir fini : assis seul à une table voisine, la poitrine compressée sous un pompe-sueur, un Maori à face de récif l’observait comme une chèvre attachée à un piquet. Son cou, impressionnant, était couvert de tatouages. Des motifs d’une grande finesse. D’après ses souvenirs, le portier du Phénix avait les mêmes… Osborne emporta son verre jusqu’à sa table et s’installa en face de lui.

— Qu’est-ce tu veux ? fit le colosse par-dessus le vacarme.

Deux petits yeux marron le fixaient, triangulaires. Osborne se pencha sur la table :

— Je cherche les frères Tagaloa.

Le type avait un léger strabisme divergent qui accentuait le malaise.

— Y a pas de Tagaloa ici, répondit-il en s’aidant de la main. Dégage.

Il y eut un break dans le solo du guitar hero : on tapait dans ses mains. Yahou

— Les frangins ont les mêmes tatouages que toi, fit Osborne. Tu pourrais me renseigner.

— Y a pas de Tagaloa ici : t’as des oreilles, non ? (Sa phalange craqua sous son gros poing.) Tu ferais mieux de déguerpir, pakeha. Tu vois pas que t’as pas ta place ici ?

Un sourire à deux têtes rampa sur ses lèvres. Le Maori trinqua dans le vide de sa bière aux trois quarts vide et, sûr de sa victoire, chassa le petit Blanc d’une seule gorgée. Depuis la scène, Jacky Beelight remettait la gomme, soutenu par la rockeuse au chapeau de cow-boy. Le colosse tatoué souriait de ses dents jaunes quand une balle de .38 lui démolit le pied.

Osborne avait vissé le silencieux sous la table : deux coups de feu tirés au jugé.

Le Maori lâcha un cri qui se perdit dans le solo du guitar hero. Une odeur de poudre grimpa jusqu’à eux.

— La prochaine dans la gueule, gronda Osborne. Au moins deux des frères Tagaloa étaient à la soirée de Julian Lung la nuit où Ann Brook a été assassinée : toi aussi ?

Mais il ne reçut qu’un rictus sanguinaire pour toute réponse. Déjà les clients les plus proches s’éparpillaient autour de la table, le sang coulait sur le sol et le barman faisait signe au régisseur de couper la sono.

— Vous fournissez la jet-set en dope, poursuivit Osborne en surveillant les angles morts. Ann Brook aussi. C’est vous qui l’avez liquidée, comme vous avez liquidé Tukao et Griffith ? Pourquoi ?

— Va te faire foutre.

— Et ces mokos, qui te les a faits ? Hein ? Ils signifient quoi ? C’est la marque d’un nouveau gang ?

Une menace se profilait sur la gauche mais, plus vif, Osborne braqua le revolver à quelques centimètres du ventre qui se précipitait. Le type s’arrêta net. On coupa alors le son, laissant la rockeuse orpheline. Trop tard pour arracher des aveux : le Maori n’avait pas peur et, malgré la douleur, semblait le narguer. Osborne braqua l’appareil numérique qu’il tenait dans sa poche et prit une photo. Les hommes faisaient masse dans son dos, le barman menaçait d’envoyer les flics, un portier accourait, il était temps de déguerpir. Osborne repoussa la table et, du canon, se fraya un passage parmi les mines hostiles. Les Maoris grondaient, maintenant soudés, il sentait leur souffle houblonné dans son cou et le danger, bien réel. Un crachat atterrit sur sa veste noire, puis deux. Il passa les portes du Backstreet comme aspiré par le dehors.

Sur le trottoir, même sa copine Pamela avait disparu. Osborne resta un instant hébété. Le goudron semblait collé à ses semelles, la nuit tombait sur la banlieue et devant la vitrine crasseuse, ses mains tremblaient comme des feuilles… Oui, une frousse inexplicable.

*

Recoller les morceaux. Depuis qu’on avait tenté de lui éclater la tête, Osborne ne pensait plus qu’à ça. Il y avait un lien entre toutes ses affaires et le puzzle se reconstituait lentement. D’un côté la jet-set de la capitale économique, O’Brian, Lung, Melrose, Timu, de l’autre les cadavres tirés du charnier, des Maoris hostiles et une armée de disparus parmi lesquels son principal suspect, Zinzan Bee. Tukao était le lien mais Ann Brook ? Avait-elle été elle aussi désossée ?

Minuit sonnait quelque part, loin des lauriers argentés qui miroitaient faiblement sous la lune. La Chevrolet se parqua le long du mur du cimetière.

Le vent emportait le murmure des feuilles vers les lumières de la ville qu’on apercevait en contrebas. Osborne évalua l’obscurité du mont Roskill et, ne relevant aucune présence humaine, ouvrit le coffre. Il empoigna le matériel et grimpa sur le toit de la voiture. Au-delà du mur, les croix se détachaient dans l’obscurité. Il jeta le sac à outils et passa par-dessus le mur d’enceinte.

Toute cette gymnastique lui donnait le tournis. Remis d’aplomb, Osborne ramassa le sac à terre. Présents en partie pour leur feuillage persistant, des macrocarpas ornaient les allées du cimetière. Se repérant aux gerbes les plus récentes, il dénicha le tombeau d’Ann Brook. L’heure n’était pas au recueillement : il débarrassa la stèle des bouquets les plus encombrants, ouvrit le sac, cala le pied-de-biche contre la dalle et fit levier. Le marbre pesait son poids de mort mais la plaque racla le socle dans un bruit sinistre.

En force, Osborne dégagea un espace suffisant. Sous lui, le trou était noir. Il saisit la pelle, jeta le sac et se laissa glisser à l’intérieur du tombeau.

Il faisait étrangement frais dans la fosse. La terre était meuble. Il fit passer quelques pilules avec l’eau minérale qu’il gardait dans le sac et commença à creuser. Une opération éreintante qui, à défaut de soigner sa tête, lui débourra les muscles. Soufflant au rythme des pelletées qu’il dégageait, Osborne s’enfonça dans les entrailles de la terre.

« Keria[36] ! » Il s’encourageait, les joues brûlantes. « Keria ! » La sueur inondait sa chemise, les nausées revenaient en comètes extatiques… Enfin, la pelle buta contre un objet dur : le cercueil.

Les bras tétanisés par l’effort, ne pensant à rien, Osborne déblaya la terre qui recouvrait la boîte de merisier et, toujours armé de son pied-de-biche, força l’ouverture du cercueil. Le bois craqua, puis céda d’un bloc.

Osborne repoussa le couvercle ; une odeur pestilentielle lui sauta aussitôt au visage. Il porta un mouchoir à son nez et dirigea la lampe torche vers le cadavre. Les productions de gaz mono-éthylamine et de liquide putride provoquèrent un haut-le-cœur qu’il réprima en découvrant le visage de la morte.

Ann.

Ann Brook…

Il ne la reconnut pas tout de suite : la tête avait souffert et les traits de son visage s’étaient affreusement creusés. La peau curieusement diaphane dans une robe sombre, la jeune femme reposait au milieu d’effets personnels, retenant un sourire assez abominable sous le feu de la torche… Osborne tremblait en enfilant une paire de gants plastifiés. Il posa alors la main sur le crâne cassé de son amante, caressa ses cheveux, cherchant à se remémorer quelque chose — il pensait au fossé, à cette chose poisseuse tout au fond de lui… Le temps passa, en apnée. Il releva la jupe de la métisse et, comme pour être sûr, tâta ses cuisses. Osborne frémit malgré lui : Ann Brook avait toujours ses fémurs, là, bien en place.

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36

« Creuse ! »