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— C’est pour ça que votre femme est morte ? lâcha-t-il. Parce qu’elle n’avait plus de terre ?

Pita répondit sans ciller :

— Oui. En perdant son lieu de vie, ma femme a perdu son mana.

— Tout comme Hana à sa mort, renchérit Osborne. Car c’est le mana de sa grand-mère qui la tenait droite : pas la terre. Hana n’y a jamais vécu.

Filtrant des branches épaisses, un rayon de soleil inonda la tombe. Une bouffée de chaleur lui monta au visage — il venait de comprendre.

— Les terres de Karikari Bay appartenaient à votre tribu, n’est-ce pas ? fit Osborne. Wira était une aristocrate, la doyenne de la tribu, la gardienne du savoir et des lieux ancestraux : quand elle a appris qu’on avait vendu les terres des ancêtres pour y construire un complexe touristique, le chagrin a été si fort qu’elle en est morte, c’est ça ?

Witkaire ne bronchait pas, les mâchoires scellées comme la stèle à ses pieds. Deux larmes perlaient pourtant à ses paupières. Osborne eut un sourire mauvais — sa vie défilait devant ses yeux, pleine de cailloux…

— C’est pour ça qu’on a tué Tukao, dit-il : parce qu’il s’est occupé des transactions concernant les parcelles de Karikari Bay. Le site abrite d’anciens pas maoris : vous le savez forcément. Le notaire était membre de votre tribu mais personne n’a pu me renseigner sur son compte. Pourquoi ? Parce qu’il est un kupapa, c’est ça ? Un traître !

Il tremblait.

— Tukao n’était pas un véritable Tainui, répondit Witkaire. Il faisait partie d’un hapu, une sous-tribu…

— Arrêtez vos conneries, s’emporta Osborne : Tukao a été torturé à mort avant d’être désossé ! Des Maoris sont dans le coup, des Maoris tatoués selon les anciens adeptes du culte d’Hauhau !

Pour la première fois, Witkaire sembla surpris.

— Ces pratiques n’ont plus lieu de nos jours, affirma-t-il.

— C’est aussi ce que je croyais mais j’ai trouvé un type, Tagaloa, qui portait des mokos semblables à ceux que portaient les adeptes de la secte. Le terrain de Karikari Bay abrite d’anciens pas maoris qu’on fait actuellement sauter à la dynamite : on a assassiné non seulement le notaire qui a monté le projet immobilier, mais aussi la comptable de l’entreprise de construction. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Une lueur brilla dans les yeux du vieil homme.

— Non, dit-il. Je ne suis au courant de rien. Mais certaines parcelles du terrain dont vous parlez appartenaient effectivement à ma femme…

Osborne serra les dents. Voilà pourquoi tout le monde se taisait : Tukao était une brebis galeuse, il s’était débrouillé pour vendre les terres qui appartenaient à la tribu depuis des siècles, il avait profité de vides juridiques, de la naïveté de certains et de la cupidité d’autres pour acheter les parcelles et les réunir autour d’un site historique : sa mort n’a chagriné personne et l’omerta était de rigueur…

— Qui l’a tué ? demanda-t-il. Zinzan Bee ?

— Je n’en sais rien, répondit Witkaire. C’est la vérité. Et je ne veux pas le savoir.

Fraternité des barbelés. Les Maoris étaient prisonniers d’un monde qui ne leur appartenait plus mais ils restaient solidaires. Osborne n’entendait plus le gazouillis des oiseaux ni les insectes du bush alentour.

— Qu’est-ce que vous savez de Zinzan Bee ?

— La même chose que vous, répondit-il : un ancien activiste, comme moi, mais qui, lui, a viré dans l’indigénisme…

Le rejet de toute forme d’occidentalisation comme réaction face à la globalisation. Une autre forme de racisme. Cette fois-ci, Witkaire ne se cachait plus.

— Adepte d’Hauhau ?

— Peut-être, acquiesça-t-il. Je vous l’ai dit, je ne suis pas au courant de ces pratiques.

— Et vous savez où il est ?

— Zinzan Bee ? Bien sûr que non.

— Pourquoi « bien sûr » ?

— Vous n’êtes pas le seul à le chercher.

— Qui d’autre ?

— Des policiers.

Timu. C’est lui qui l’avait mis sur la piste.

— Kirk faisait partie de la secte, fit Osborne, comme Zinzan Bee. C’est Nepia qui est à leur tête ?

— Je ne sais pas.

Osborne eut envie de lui arracher la tête mais le Maori passa la main sur la mousse accrochée à la stèle de sa femme.

— Hana est avec eux ? demanda Osborne.

Le Maori reprit sa posture de chef.

— De quoi voulez-vous parler ?

— Whakautua mai tenei patai aku[38].

Mais le vieil homme s’était définitivement fermé.

— E noho ra, tama[39]

9

L’os perfora la peau de ses lèvres, puis traça une saignée vers la commissure droite de sa bouche. Pour supporter la douleur, Hana se récitait des poèmes, une technique qu’elle avait lue dans des récits de suppliciés. Elle songeait aussi à sa révolte, à toute cette tristesse qui l’avait menée là, à l’enterrement de Wira et aux membres de la tribu qui s’étaient regroupés dans le marae : c’est là qu’elle avait appris par la bouche d’un oncle éméché la vente d’un domaine ayant appartenu à la tribu, au nord de la péninsule : personne n’en parlait mais tout le monde avait été témoin de l’agonie de la kuia, la maladie c’était bon pour garder l’unité du groupe mais la vérité, c’est qu’en apprenant la vente de la terre de ses ancêtres sa grand-mère était morte de chagrin…

L’os lui déchirait la peau. Ça faisait mal — très mal. Des larmes coulaient sur ses joues, se mêlant au liquide noir qui laisserait une marque indélébile sur son visage. Le ciseau trancha la chair et dériva sur son menton. Elle pensait à Paul aussi, le seul homme qui aurait pu mais n’avait pu, et aux raisons qui l’avaient poussée dans les bras de Nepia, le nouveau tohunga de la tribu : tatoueur émérite, expert théologique, érudit, chaman, homme-médecine d’un rang élevé, Nepia était en vérité un sombre illuminé qui l’avait suivie dans son utu : Nepia s’était fait l’adepte d’Hauhau, jadis visionnaire fanatique devenu prophète qui utilisait les descriptions apocalyptiques de la Bible pour endoctriner ses disciples. Ils étaient en tout une cinquantaine, tous très jeunes, influençables et corvéables à merci, paumés le plus souvent, abandonnés par les leurs, exclus d’une société qui n’avait plus besoin d’eux, génération sacrifiée sur l’autel du néo-libéralisme, des hommes sans projet et sans avenir. Nepia leur en avait proposé un : se venger des pakehas qui depuis trop longtemps bafouaient leur honneur.

Son aura avait fait le reste. Ses recrues lui vouaient aujourd’hui un véritable culte et les mokos qui ornaient dorénavant leurs visages leur donnaient un sentiment de puissance identitaire qu’ils n’avaient jamais imaginé : ils étaient désormais tapus, sacrés.

Hana se fichait bien de leurs motifs, de leur société secrète, de leur foi et même de leur chef. Nepia se prenait pour un demi-dieu et ce n’est pas l’assujettissement aveugle de ses hommes qui allait le ramener sur terre. Hana était venue à lui comme une chienne blessée quémandant une caresse : elle avait flatté sa vanité, son orgueil monstrueux et sa fierté de chef, entrant dans la secte avec un projet bien précis qu’elle lui avait soumis sur l’oreiller, patiente, et l’infatué avait fini par croire que sa vengeance serait la sienne… L’imbécile. C’est elle en réalité qui l’avait manipulé. Depuis le début. Son corps avait fait le reste. Pour une fois qu’il servirait à quelque chose…

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38

« Répondez à ma question. »

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39

« Adieu, fils. »