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À notre dernière rencontre je lui demandai: «Te rappelles-tu, mon vieux, l’attaque de l’aoul Guilkho?» Ragaillardi, il leva, en guise de sabre, le vieux balai dont il frottait le carrelage de son établissement. Il se rappelait maint détail, mais oublia que c’était lui, Goretski, et non Voïnoranski, qui avait emporté la place dans un assaut téméraire.

Le vieillard n’avait plus souvenir de son propre rôle. Mikhaïl Beidéman, dans sa folie, croyait s’appeler Chévitch, après avoir vu ce nom inscrit sur un mur; quant à moi… se peut-il que la prédiction qu’on m’a faite à Paris s’accomplisse?

Mais je m’écarte du sujet. Il faut pourtant reconnaître qu’en publiant des mémoires je perds ma personnalité, comme disent les Chinois.

Il arrive à certaines gens de mourir tout en continuant à vivre, ou plutôt de traîner par des restes d’eux-mêmes leur corps exténué, jusqu’à ce qu’il pourrisse.

J’évoque Goretski à cheval, le sabre au clair, devant ses troupes, tel qu’on le représentait en image il y a un demi-siècle, et le voici gardien des cabinets d’aisance.

Je lui donnai de quoi s’acheter cent grammes de halvâ, en l’embrassant avant de le quitter, lui, le seul homme qui me connaisse sous le nom de Serguéi Roussanine.

Quand ce manuscrit aura paru et révélé ma conduite envers mon ami, j’espère ne plus être de ce monde.

Les voilà sous mes yeux, ces fatals renseignements sur Mikhaïl! J’enverrai mon obole à la Commission des archives. Elle contiendra ce qu’on ne peut tenir d’aucune source et que recèle mon âme en détresse.

J’habite une grande maison, autrefois célèbre. Sa salle d’honneur au plafond mouluré servit de décor à des bals fastueux où je remportais mes premiers succès mondains. Plus tard, quand l’immeuble eut passé en mains privées, j’y perdais au billard à Goretski, passé maître dans ce jeu. Il y avait là des cabinets particuliers où nous nous soûlions jusqu’à l’abrutissement, et à l’aube les laquais nous ramenaient chez nous en voiture, enveloppés dans nos capotes.

Ces débauches correspondaient chez moi à des accès de désespoir dus à mon malheureux amour pour Véra, dont je reparlerai ci-dessous. Je brûlais la chandelle par les deux bouts l’année où Mikhaïl, qui avait combattu avec les troupes de Garibaldi, disparut sitôt franchie la frontière de Finlande et, comme je viens de l’apprendre, fut muré dans une oubliette du ravelin.

Mais revenons à l’ordre du jour, selon l’expression moderne…

Je loge maintenant dans les combles de cette mémorable maison. Ivan Potapytch, ancien domestique du dernier propriétaire, m’a engagé comme bonne d’enfants pour ses petites-filles.

Il n’a que soixante ans, c’est un robuste vieillard qui vit seul avec les deux gamines. Le typhus ayant emporté son fils et sa bru, les fillettes sont venues chez lui d’elles-mêmes. Elles n’avaient plus que leur grand-père.

Dans l’immeuble il y a un foyer et une cantine. Potapytch y lave la vaisselle, en échange de quoi le cuisinier lui donne trois portions de soupe et deux seconds plats. Moi, une assiettée de soupe et une tranche de pain noir me suffisent, il faut laisser manger les jeunes. Je les aime bien, ces petites. En ces années terribles, elles furent mon unique consolation.

Mais il ne s’agit pas de ces enfants, surtout qu’elles n’ont plus besoin de moi depuis que je les ai menées à l’école: dès le lendemain, elles y allèrent seules.

Potapytch, qui lave la vaisselle à longueur de journée, déclare: «Sous la NEP il y a de nouveau des riches, voilà qu’on se remet à salir les assiettes plates autant que les creuses».

Il n’y a personne dans la pièce jusqu’au crépuscule. Quand je ne fais pas mon métier, je peux écrire. Mon métier, c’est la mendicité. Je longe la perspective Nevski, côté ombre, du pont de la Police à la gare Nicolas, et pour revenir je tâche de prendre le tramway. C’est que mes jambes enflées ne vont plus!

Quand je demande l’aumône, je rencontre beaucoup de connaissances qui font la même chose que moi. Ils ne me reconnaissent pas, mais moi je les reconnais. Bien que je ne sois plus dans le train depuis des années, comme je l’ai dit, je m’intéressais à la vie contemporaine lors de mes séjours dans la capitale. On me montrait les personnages en vue, on les nommait…

Je pense, en tout cas, qu’ils se connaissent très bien entre eux. Mais alors, même qu’ils se trouvent face à face, la main tendue, ils n’ont l’air de rien. Ils préfèrent s’ignorer.

Voilà l’adjoint d’un ministre – et de quel ministre! – qui vend des journaux, entre autres L’Athée, fort en vogue. Si l’acheteur a l’air d’un ci-devant, le vendeur risque une observation: «Citoyen, vous devriez avoir honte d’acheter ça». Et quand l’autre réplique: «Vous n’avez pas honte de le vendre, vous?», il enfouit sa barbe dans son pardessus fripé et murmure, le visage en feu: «J’y suis contraint!»

Mais trêve de bavardages. Aux faits! Il m’est difficile aujourd’hui d’avoir de la suite dans les idées. Comme je suis toujours avec les gosses, je finis par emprunter leur langage. Je suppose néanmoins que pour ne pas nuire au naturel de mon récit, il faut laisser courir librement ma plume, sans retrancher les incursions spontanées de l’actualité. Avant d’envoyer le manuscrit au service d’archives, je l’épurerai afin qu’il vise un but unique: ressusciter dans la mesure du possible le martyre de mon ami.

Pour l’exemplaire à publier, je collectionne du papier blanc ligné, de première qualité, ce qui m’oblige à doubler ma promenade le long de la perspective Nevski en parcourant aussi l’autre trottoir, côté soleil. Quant au tramway, je ne me permets plus ce luxe. Si la receveuse ne veut pas me prendre gratuitement, pour l’amour de Dieu (je n’emploie jamais la formule actuelle: «secourez un camarade en chômage»), je descends à la prochaine station et je chemine lentement, comme un chien qui retourne à sa niche.

Je mets de côté tous les billets de cent roubles pour acheter du papier, une plume et de l’encre pour la copie. Tandis que ce brouillon, je l’écris au verso des papiers de l’ancienne Banque centrale. Nos fillettes en ont apporté des masses du rez-de-chaussée.

Suis-moi donc, lecteur, pas à pas vers le calvaire de Mikhaïl, depuis notre première rencontre. Allons d’abord au pont Oboukhov où se trouve notre école d’officiers. C’est de là que, nos études terminées, nous fûmes promus dans le même régiment d’honneur.

L’édifice n’a guère changé depuis. Il a toujours sa noble façade à colonnes; seulement l’avenue a pris le nom d’«Internationale» qui reflète l’époque révolutionnaire, et sur le fronton il est écrit en lettres rouges: «École d’artillerie n° 1».

Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujours surmontées de têtes de lions qui tiennent des anneaux entre les dents, et celles de l’étage s’ornent de casques à plumets. Les deux canons de l’entrée ne sont pas à nous, on les a placés là récemment. De mon temps, c’était une école d’infanterie; nous étions de service à l’intérieur du palais, nous fréquentions les bals de l’institut Smolny, bref, nous étions assimilés aux écoles de la Garde. Cette proximité de la vie de cour, ainsi que la lecture des publications étrangères, notamment de la maudite Cloche de messieurs Ogarev et Herzen, furent cause de la tragédie de Mikhaïl. Mais n’anticipons pas…