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Le portail de l’école a conservé ses écussons aux haches croisées, et le jardin ombreux s’étend toujours derrière le mur jaune. Certains bouleaux, si graciles jadis, sont devenus énormes.

Les hommes de ma génération sont de bonne trempe: les multiples épreuves n’ont pas affaibli ma mémoire, et je puis évoquer à mon gré n’importe quel souvenir.

Je me rappelle notre jardin, je le regarde attentivement et j’en reconnais la disposition: mais oui, ce sont bien eux, ces deux érables parmi les tilleuls, symbole de notre brève amitié… Nous avions lu du Schiller ensemble et planté ces deux arbrisseaux en l’honneur de Posa et de don Carlos, qui incarnaient dans mon esprit Mikhaïl et moi-même.

Ah, comme certaines manifestations de sentiments sont impressionnantes!

Je chancelai, pris de vertige. Une douleur aiguë me déchira, le cœur. Appuyé sur ma canne (les braves petites-filles de Potapytch y ont mis un bout en caoutchouc pour l’empêcher de glisser) je m’assis sur une borne en face de la clôture.

Des affiches papillotent devant mes yeux: «Société d’amis de l’aviation»… «Les instructeurs rouges à la campagne rouge!»… «Réforme de l’ancienne Église». Et tout en haut, dans des serpentins multicolores: «Théâtre synthétique». Kobtchikov, le seul artiste de la troupe, fera de tout, depuis le trapèze jusqu’à la tragédie…

Comment y arrivera-t-il? Ma pauvre tête déménage, assaillie de pensées incohérentes. À côté de ce qui m’entoure, surgit avec encore plus de relief ce que l’histoire a enterré. C’est enterré, en effet, mais non oublié!

Je me rappelle notre première rencontre. J’étais en pénitence sous l’horloge pour être venu en retard à la prière, lorsque Pétia Karski, passant au galop, me cria:

– On nous a amené des nouveaux de Kiev, il y en a un qui a l’air d’un diable, ma parole!

Les nouveaux défilèrent près de moi pour aller au bain. Ils étaient quatre. Trois ne présentaient, comme on dit, aucun signe particulier, mais le dernier, grand et mince, avec des sourcils noirs, attirait l’attention. Ce qui le distinguait encore, c’est qu’aucun de ses gestes n’avait cette rigidité soldatesque qui nous était commune.

Il marchait à l’aise, la tête un peu rejetée en arrière, une ombre de mélancolie sur son visage mat, aux sourcils de jais. Je le trouvai très beau et sympathique.

Le même jour, dans la soirée, je parlai pour la première fois à Mikhaïl, qui était mon voisin de dortoir. Après le souper et la prière, les élèves restaient seuls et c’était notre heure préférée.

Malgré l’interdiction formelle de jouer aux cartes, chacun, comme de juste, en avait un jeu sous son matelas, et on profitait de ce moment de liberté pour faire une partie. Afin de donner le change à nos mentors, on érigeait sur la table une muraille de livres et l’un de nous, désigné par tirage au sort, lisait à haute voix. Mais ce soir-là la lecture n’était pas un simple manège: massés sur les bancs et la table, autour du lecteur, nous écoutions avidement les pages captivantes du Prince Sérébrianny. Le roman n’était pas encore paru, c’était un ami de l’auteur qui nous en avait prêté un exemplaire manuscrit.

– Quelle idée de mastiquer du pain d’épice à l’eau de rose, dit Mikhaïl agacé, en se dirigeant vers sa couchette.

Personne ne fit attention à ces paroles; mais moi, elles me frappèrent.

Je savais par ma tante, la comtesse Kouchina, que toute la cour s’était dernièrement extasiée sur le Prince Sérébrianny que l’auteur en personne lisait aux soirées de l’impératrice. La lecture terminée, sa majesté avait offert à l’écrivain une breloque d’or en forme de livre, qui portait sur une face «Marie», sur l’autre: «En souvenir du Prince Sérébrianny» et les portraits de jolies demoiselles d’honneur, ses auditrices, costumées en muses. Il est vrai que le comte Bariatinski trouva le roman futile, mais c’était là, bien sûr, un effet de la jalousie entre gens du monde. Or, Mikhaïl, lui, n’avait ni la haute naissance ni les goûts d’un seigneur de la cour. Quelle dent pouvait-il donc avoir contre le comte Alexéi Tolstoï?

Je me mis au lit à côté de Mikhaïl, et le voyant encore éveillé, je lui demandai de m’expliquer sa phrase. Il le fit de bonne grâce, sans la morgue que je lui supposais.

– Voyez-vous, le comte Tolstoï lui-même, au dire d’un de ses amis intimes, avoue qu’en représentant un despote enivré de pouvoir, il a souvent jeté sa plume, moins indigné par le fait qu’un Ivan le Terrible ait pu exister que par la veulerie de la société qui a subi sa tyrannie. Mais au lieu de formuler dans son roman ses sentiments civiques, il l’a enjolivé de mièvreries. Je fonde plus d’espoir sur la trilogie qu’il est en train de créer.

– Moi, j’ai entendu dire que cette trilogie est un projet téméraire qui n’aura sans doute pas l’approbation de la censure.

– C’est fort possible; cette œuvre flétrira, bien qu’à mots couverts, l’autocratie, reprit Mikhaïl. Évidemment, ce sera ainsi à condition que l’œuvre soit conforme à l’ébauche présentée par le comte à ses amis. De nouveau Ivan le Terrible, pour satisfaire ses instincts de domination, foule aux pieds tous les droits humains. Le personnage du tsar Fédor, sublime par lui-même, incarne le découronnement de la monarchie en tant que principe. Boris Godounov, lui, est un réformateur. Mais la lutte pour le pouvoir tue sa volonté et obscurcit sa raison… Certes, on ne peut qu’applaudir à une telle œuvre, paraissant à la veille des réformes, quand on a tant besoin d’écrivains doués de vertus civiques.

Et il prononça avec une intonation particulière:

– Car enfin, c’est au sommet qu’on doit comprendre tout d’abord que les réformes et l’autocratie sont incompatibles! Si on s’engage dans la voie des réformes, il faut renoncer à l’autocratie qui est un mensonge odieux.

La lune, entrée par la fenêtre, éclairait Mikhaïl en plein visage. D’une pâleur inspirée, avec des yeux de flamme, il était d’une beauté inquiétante.

– Vos paroles me choquent, dis-je, et je ne veux même pas chercher à les approfondir. Elles sont blessantes.

– Tiens? Voilà qui est curieux! Mikhaïl, soulevé sur le coude, me dévisagea comme s’il me voyait pour la première fois.

C’était sa manière. Il ne discernait pas ses interlocuteurs. Telle était la puissance de sa vie intérieure, qu’il ne s’arrêtait qu’aux ripostes, comme un cheval sauvage qui se cabre devant un obstacle, cherchant son chemin d’un œil de feu. Il avait d’ailleurs beaucoup de douceur et de délicatesse innées.

– Pourquoi est-ce que mes opinions vous blessent?

– Elles sont contraires aux miennes, répliquai-je. Ma tante, la comtesse Kouchina, qui fut pour moi une seconde mère, m’a appris à être un sujet fidèle de l’empire et à fonder mon obéissance sur la religion.

– Votre tante reçoit les slavophiles? interrompit Mikhaïl.

– Non, mais quelques écrivains qui leur sont proches. Voulez-vous y aller avec moi dimanche prochain?

Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu inviter Mikhaïl. Du reste, par crainte du scandale que ses jugements audacieux risquaient de provoquer, je me ressaisis aussitôt: