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Mais les bourreaux se hâtèrent de lui fourrer les bras dans les larges manches solidement nouées par derrière, et ils remirent le linceul.

Prenant par les coudes cette grande poupée blanche, sans figure, ils lui firent lentement descendre l’escalier; parvenus à la potence, ils posèrent le condamné sur un escabeau, délicatement, tel un vase précieux.

Celui dont les yeux avaient rayonné et la bouche avait tressailli d’une joie humaine, enfantine, piétinait sur place comme un automate.

On lui passa la corde au cou, les bourreaux repoussèrent du pied l’escabeau.

Les tambours battirent…

Ils battent, ils battent… Ivan Potapytch, faites taire ce ran-tan-plan!

Chapitre VI Un tas de galettes

J’écris après une longue interruption. Ivan Potapytch m’a fait rester couché huit jours, et la semaine suivante il m’a forcé à tricoter. Quand je me rebiffais, il menaçait de me conduire à la maison d’aliénés. Or, je ne dois pas retrouver avant terme Vroubel-le-Noir. Mais cela viendra…

Je préfère ne pas me relire, de crainte de biffer autre chose qu’il ne faut. Car je ne sais plus ce qui est clair pour tout le monde et ce qui l’est pour moi seul. Que le camarade Pétia se charge de corriger le texte pour la copie. C’est un excellent jeune homme, natif de notre province, un ami de Goretski.

Voici ce qui m’est arrivé il y a quinze jours: comme j’écrivais, les tambours se sont mis à battre. Leur odieux roulement m’était si intolérable que je poussai des cris, après quoi le policier à cheval m’ordonna d’avaler un tambour. Il fit un geste, les soldats épaulèrent, j’eus peur et j’obéis. Je ne pouvais me défendre, ayant les bras immobilisés par les longues manches nouées dans le dos. Mais le tambour avalé continuait à battre dans mes entrailles. M’étant bouché les oreilles avec de l’ouate arrachée à la pelisse d’Ivan Potapytch je me blottis sous le lit et me retranchai derrière des sacs de farine. Mon hôte amasse des provisions à tout hasard, comme en 1918. Je me crus à l’abri des persécutions du policier et m’endormis dans ma cachette. Ivan Potapytch, affolé, me chercha jusque tard dans la nuit, supposant que j’étais sorti sans mes vêtements, qu’il tient sous clef. Et le lendemain, quand les petites, en faisant la chambre, crièrent à la vue de mes pieds qui dépassaient, je refusai de me montrer, toujours en proie à ma terreur stupide.

Ivan Potapytch alla chercher Goretski, dont le joyeux bavardage dissipa mon cauchemar et me rendit à la réalité. Je quittai ma retraite et avouai l’histoire du tambour, en m’excusant poliment. Mais Ivan Potapytch, inexorable, voulait me remettre aussitôt chez Vroubel-le-Noir, dans l’idée ridicule que d’ici peu je commencerais à mordre.

Grâce à l’intercession du camarade Pétia, jeune ami de Goretski, Ivan Potapytch m’accorda un dernier sursis. Il consentit à me garder jusqu’aux fêtes d’Octobre, mais seulement au lit, en me confisquant habits et chaussures. Il ne se doute pas que ce délai, c’est moi qui le lui ai suggéré. C’est aux fêtes d’Octobre que je dois retrouver Vroubel-le-Noir pour tenter notre première expérience.

LA GRANDE EXPÉRIENCE

Ivan Potapytch est bien aise de se débarrasser de moi, car à cette époque, lui et les fillettes ont fort à faire.

Je me couchai docilement et laissai enfermer mes chaussures dans le coffre. Mais il me donna du papier, une plume et de l’encre, en disant comme toujours: «Je suis bien plus tranquille quand tu écris.»

Goretski s’est assis sur le coffre. En pleine lumière, sa décrépitude est manifeste. Mais à présent il s’habille proprement, il bombe de nouveau le torse et se rase le menton, comme sous Alexandre II. J’avais déjà vu chez lui le camarade Pétia, qui prenait des leçons de français et d’allemand: il s’était attaché au vieillard et lui disait «grand-père». Quant au vieux, il appelait le gars «Pétia Rostov de la Commune», ou «Pétia Touloupov-Rostov». Il ressemblait à un porte-étendard et montait très bien à cheval. Communiste à dix-neuf ans, il était comme une pièce moulée dans un alliage parfait, sans défauts, sans fissures. Moi, il me plaît beaucoup, car dans notre jeunesse nous étions tout pareils, quoique à notre manière. Je lui dis:

– Camarade Pétia, je vous prie instamment de revenir dans deux semaines, à la veille des fêtes d’Octobre. Je vous remettrai mon manuscrit qui relate le passé et le présent; censurez-le et faites publier ce qui est admissible.

– Des mémoires? répliqua Pétia. Soit. Mais si l’orientation est antimarxiste, ça ne passera pas, je vous préviens…

– Son orientation est purement militaire, intervint Goretski. Il est comme moi, il accepte. Du moment qu’il y a de la discipline, ça va bien. Hier Pétia m’a fait visiter les écuries. Quelle propreté, mon cher! Des demi-sang du haras Falzfein logés dans des stalles aussi belles que des salons.

Il se baisa le bout des doigts, comme il le faisait jadis en parlant d’une jeune ballerine en vogue.

– Corsaire a vraiment de la race, dit Pétia. C’est peut-être un pur-sang.

Goretski, effaré, agita les mains:

– Pour une bête de Falzfein, on ne doit se fier qu’au pedigree. S’il était de chez Arapov, ce serait différent, mais chez Falzfein les qualités seules ne comptent pas.

Il se mit à vociférer au point que je me bouchai les oreilles, craignant d’entendre de nouveau les tambours. Mais il se ressaisit.

– Toi, mon ami, me dit-il, tu as besoin de repos. Lève-toi vite et viens prendre le thé chez nous. Moi, j’en suis à ma dernière visite, j’ai les jambes enflées, tu m’enterreras bientôt!

– Tu vivras cent ans, grand-père, dit Pétia.

– Figure-toi, mon cher, que Pétia s’afflige de ma position sociale; j’ai beau lui répéter que je suis mon propre maître et dispensé de toute paperasserie! C’est qu’il est un peu écrivain, Pétia. Il a déjà ébauché à mon intention un nécrologue fort spirituel. Moi, je n’ai plus qu’un souhait: finir mes jours à cette place et être mis en bière. Et ma dernière volonté… mon ami, j’en appelle à toi!

– Ne le fatiguez donc pas, intervint Ivan Potapytch, mais en voyant la mine surexcitée de Goretski, il eut un geste découragé: Vous êtes une paire de gosses!

Goretski s’assit sur mon lit et pleura:

– Mon ami, Pétia me refuse un service.

– Là, là, grand-père, fit le gars.

– Patience, mon bon ami, je m’explique. Ma dernière volonté, la voici: au lieu de la bandelette blanche qu’on met au front des morts, j’en voudrais une en papier rouge; c’est si simple à coller, nous le faisions quand nous étions enfants. La gomme arabique prend très bien… Surtout que la qualité du papier n’importe guère, cela pourrait même être du papier de soie. La couleur seule importe: la pourpre de la révolution! Mais la messe devra être dite par un prêtre orthodoxe, le vénérable frère Evguéni.

Goretski avait bondi sur le coffre. Il délirait ou était devenu fou.

– Cher vieux, continua-t-il, je ne suis pas sûr d’avoir assez cru en Dieu, mais j’ai observé fidèlement les jeûnes. Je ne goûtais jamais à une pomme avant la fête du Sauveur. Le dimanche d’Oculi je faisais maigre et me gardais d’avaler une goutte de spiritueux. Mais avant tout, j’étais ce que je suis encore: un militaire. Or, voici qu’il m’est aussi pénible d’aller à l’église que de fréquenter un ami battu.