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– Mais que vient faire là la couronne rouge? demanda le camarade Pétia.

– Ce qu’elle vient faire? rougit Goretski. N’ai-je pas bûché pendant neuf ans le catéchisme de Philarète? N’est-ce pas moi qui me suis efforcé durant un demi-siècle de sentir comme il fallait? J’ai peut-être refoulé l’activité de mon cerveau pour me rattacher par chaque goutte de mon sang à notre petite église de campagne. On ne partait jamais à l’attaque sans la bénédiction de l’eau… même ivre, on n’allait pas se faire crever la peau pour des prunes! Kérenski, lui, n’a pas su répondre aux soldats pourquoi ils devaient marcher à la mort sans jamais voir cette «terre et liberté». Il se bornait à taper du pied. Oui, mais nous, à part la gloire, nous avions la promesse d’une «couronne», et pour verser le sang – la bénédiction des archiprêtres. En ce qui concerne l’Église, nous savions que «les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle». Tandis qu’à présent, que voulez-vous que je devienne? La forteresse est dynamitée, le pope s’est coupé les cheveux. Elles sont à l’eau, mes croyances, mes affections d’un demi-siècle! Eh bien, que la Raison Suprême concilie ces choses, car moi je ne le puis! J’en suis à ne plus savoir qui a pris l’aoul de Guilkho: moi ou Voïnoranski? C’est pourquoi je veux passer dans l’autre monde avec une bandelette de pourpre… Na!

Goretski, tel un roi Lear manqué, sortit de la pièce, la mine altière.

Sa face rougeaude reparut soudain à la porte. Il cria, hors de lui:

– Pendant un demi-siècle je partais du pied droit, et voilà que je pars du gauche. Or, je suis au bout du rouleau. Au rancart, vieille barbe! Mais sans dégonflage, le pied gauche levé!

Il agita le pied, chanta comme un coq, à la joie des gamines, et disparut.

– Attends une minute, grand-père, cria le camarade Pétia, et s’approchant de moi, il me dit: Vos mémoires, je les prendrai, soyez tranquille.

Depuis l’histoire du tambour avalé, je n’ai plus guère confiance en moi. Pourvu qu’il ne m’arrive avant terme ce que Vroubel-le-Noir et moi avons fixé pour les fêtes d’Octobre. Je n’ai que deux semaines à ma disposition, il faut me dépêcher de noter l’essentiel au sujet de Mikhaïl.

Continuons: je rappelle qu’en ce jour de septembre, entre le magnifique lever de soleil et le lugubre voyage de la charrette qui emmena dans un cercueil noir le corps de Karakozov resté pendu toute la journée, j’eus pour la première fois dans les oreilles cet horrible roulement de tambour. Pour l’étouffer, je me soûlai toute une semaine, à défaut d’autre stupéfiant. Revenu à moi, je me rendis vers un hôtel superbe. Me sentant une force extraordinaire, je ne craignais plus rien, et j’étais sûr de soumettre n’importe qui à ma volonté.

Oui, même le chef de la gendarmerie.

Si je l’avais choisi, ce n’était pas pour servir mon ami, mais parce qu’il était en granit. Or, j’étais d’humeur à briser un roc. Quant aux sentiments d’amitié et autres, je les avais oubliés. J’étais pétrifié moi-même.

Comme j’allais m’informer auprès du domestique sur les heures de réception de son maître, le comte Chouvalov en personne parut sous le porche.

«Le destin», pensai-je, et mon audace s’en accrut.

– Comte, j’ai à vous parler en secret, lui lançai-je d’un ton impérieux.

Sa figure immobile se figea encore plus, et m’invitant du geste à entrer, il dit sans hâte:

– Je sortais pour une affaire personnelle, mais elle attendra. Je suis à vous.

Nous pénétrâmes dans le vestibule. Les choses se répètent parfois d’une manière détestable: le comte me conduisit dans la pièce où s’était déroulé notre mémorable entretien. Toujours le même décor: les caisses remplies de vaisselle, la cloche à fromage sur l’appui de la fenêtre. Je me demandai malgré moi s’il n’y avait pas de mouche bleue dessous. Non, pas de mouche. Il me vint à l’idée que ce débarras était aménagé là intentionnellement. Je regardai Chouvalov et m’étonnai de le voir si vieilli. Ce n’était plus un Apollon de marbre, mais une idole de pierre usée par le temps. Il avait achevé de perdre ce que nous appelons l’âme, cette vie intérieure qui illumine les traits. Ce n’était plus qu’un mécanisme.

– Qu’avez-vous donc à me communiquer? s’enquit-il, debout, en m’offrant un siège.

Mais ni son air distant, ni la froideur de son accueil, résultat d’un grand pouvoir, n’étaient pour me troubler. J’entendais de nouveau l’horrible roulement de tambours et, afin de le couvrir, je dis avec l’énergie du désespoir:

– Je vous demande d’accorder à Mikhaïl Beidéman la possibilité d’être interrogé par l’empereur.

– Vous êtes souffrant, dit Chouvalov, abasourdi par l’insolence de mon intonation. Nous avons pour ce prisonnier, une consigne irrévocable: l’ignorance absolue.

– Mais vous, comte, vous devez bien savoir qu’il est au seuil de la folie et que le procès des complices de l’attentat a démenti sa participation à un complot quelconque. Il s’est calomnié; vous-même, vous le supposiez fou. Ne pourrait-on pas le vérifier, après six longues années?

Un sentiment – non, une réflexion – parcourut le visage impassible de Chouvalov. Ses yeux, attentifs et perçants comme ceux d’un stratège avant une manœuvre complexe, me jetèrent un regard fin:

– Je ferai mon possible.

Mais se ravisant aussitôt, en formaliste exemplaire, il ajouta:

– À condition, bien sûr, que ce détenu politique figure sur les listes. Soyez dans une semaine chez votre tante la comtesse Kouchina; je vous donnerai la réponse.

Je m’inclinai, et nous sortîmes ensemble.

Je n’étais toujours pas dans mon assiette et je bus toute la semaine. Le dimanche, je me rendis chez ma tante.

Comme j’entrais au salon, le petit vieux de style européen annonça tout haut que le comte Chouvalov allait apporter une lettre fort intéressante du prêtre Palissadov, sur les derniers instants de Karakozov.

– Cette confidence n’est que le fruit d’un malentendu. Vous savez ce qui s’est passé sur le lieu de l’exécution? intervint le sénateur, tourné vers ma tante. Le comte a demandé à Palissadov si le repentir du criminel avait été sincère, et l’autre a répondu avec une dignité qui ne lui est pas habituelle: «C’est mon secret de confesseur!» Mais hélas! Sa dignité de prêtre mondain l’a abandonné dès qu’il a su sa méprise: il avait cru parler à un simple mortel. Effaré, il s’est empressé d’envoyer au comte un message fleuri, que vous aurez le plaisir d’entendre tout à l’heure.

– Comme tu es fielleux aujourd’hui, dit ma tante. J’avoue, d’ailleurs, que Palissadov ne me plaît guère non plus: il est indécent pour un pope russe de jouer au Français. Mais tant pis, ses sermons sont si éloquents! Explique-nous plutôt ce qu’il a, le comte: on dirait une statue.

Le petit vieux slavophile, qui était à couteaux tirés avec le vieillard européen, se hâta de remarquer:

– J’ai observé, comtesse, que tous les Russes qui ont l’Europe pour idéal et qui méprisent le caractère désordonné de leur race, ont la manie de marquer dans un calepin leur emploi du temps, jour par jour, à une demi-heure près. Le désordre s’en va, bien sûr, mais en même temps l’homme s’étiole.