Выбрать главу

– Alors, répliqua ma tante, mon jardinier Tichka a raison de dire: «Une baie qui a mûri trop tôt est vite gâtée.»

– Le comte Chouvalov s’est gâté… plaisantait-on.

Mais les moqueries se changèrent en aimables sourires, dès que le laquais eut annoncé le comte, qui entra, imposant et superbe comme toujours.

Ni sa poignée de main, ni le regard hautain dont il m’effleura, ne révélaient sa pensée. À voir le geste élégant dont il prit, pour s’essuyer la moustache, son mouchoir immaculé qui répandait un parfum assez fort mais aristocratique, je crus même qu’il avait oublié notre conversation et ne me distinguait pas du mobilier.

Sollicité par l’assistance, il se mit à lire la lettre de Palissadov.

Le message suait la platitude et la plus odieuse bigoterie. Mais ces messieurs et dames, le cou tendu, écoutaient si avidement les péroraisons sur l’agonie du supplicié, que je fus pris de dégoût. Je ne voyais plus les visages. C’étaient des galettes plates, avec ou sans moustaches, dépourvues d’yeux et d’expression…

Et maintenant que j’évoque l’homme aux yeux gris bleu et que j’entends sa voix extraordinaire là-bas, près du Jardin Été:

«Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait…»

Quand je songe à la populace des rues courant voir l’exécution et à la populace des salons, avide de détails piquants sur les dernières minutes du condamné… J’ai tellement peur!

Je n’en peux plus, je vais plonger sous le lit…

Deux heures derrière les sacs. Cela s’est bien passé. Ivan Potapytch et les fillettes sont absents. Je me suis remis sagement au lit avant leur retour. Dans la pénombre, derrière les sacs, je me sentais léger, comme si je filais vers une autre planète. Si seulement je disais ce que je vois et entends, les yeux fermés!

Non, je n’en dirai rien: cela nuirait au fonctionnement de l’État, car tout citoyen, au lieu de faire son devoir, s’exercerait à bondir dans l’espace.

Mais ce jour-là, chez ma tante, je tenais encore à l’opinion du monde: le torse bombé, l’air assez respectueux, je me rapprochai de la porte afin d’aborder le comte à la sortie et de l’interroger sur notre affaire. Chouvalov, qui devait lire sa lettre dans deux autres maisons, était très pressé. Déjà il baisait la main aux dames; sans me regarder, il lâcha en passant:

– La demande ne peut être agréée, il ne figure pas sur les listes.

Je regardai en silence son dos félin qui ondulait gracieusement dans les saluts, et je pensai: «Le chef de la gendarmerie a menti!»

Je m’en allai sans prendre congé. À qui aurais-je serré la main? À des galettes moustachues ou encadrées de cheveux en boucles? Je rentrais chez moi pour me brûler la cervelle. Cela me paraissait tout simple, indispensable. Une seule chose m’embarrassait: à qui confier le coq d’argile pour Véra? Qui donc avait un visage et non une galette? Existait-il quelqu’un qui fût digne du nom d’homme?

Véra m’apparut soudain, telle que je l’avais vue sur le perron du château de Lagoutine. Un éclair dans les yeux, le feu aux joues, elle disait de nouveau:

– Vous ne ferez pas cela, mon père!

Mikhaïl avait un visage, et l’autre aussi… l’homme aux yeux gris bleu. Livide, exposé au pilori, sur l’échafaud noir, c’était néanmoins un visage.

J’avais retenu celui de Dostoïevski, extraordinaire, unique. Si j’avais su où il habitait, je serais allé le trouver. Avant de quitter ce monde, je devais contempler un visage humain. Car chez moi, dans la glace, je ne voyais également qu’une galette. Mais j’ignorais l’adresse de l’écrivain.

Tout à coup, une autre adresse surgit devant moi, très nette, en noir sur blanc, comme l’annonce de l’exécution. «17e avenue, n°…» et je perçus la voix de Iakov Stépanytch, le jeune vieillard aux cheveux d’argent et au teint rose:

– Le moment venu, viens me trouver!

J’y allai sans hésitation.

Chapitre VII Une adresse

Oui, le chef de la gendarmerie avait menti… Mais j’ai toujours plus de peine à écrire. Les fêtes d’Octobre approchent, et mon corps devient de plus en plus léger. Je suis sûr maintenant de m’envoler au premier signe de Vroubel-le-Noir, même sans l’entraînement que m’a interdit Ivan Potapytch. Oui, c’est dans deux semaines que nous nous réunissons pour la «grande expérience».

Le camarade Pétia Rostov-Touloupov est revenu l’autre jour sans Goretski, prendre mes mémoires. Je lui ai dit de monter à l’échelle pour atteindre le manuscrit que j’avais mis là-haut, à l’abri des souris. Je remis à Pétia tout le texte, en lui faisant promettre qu’il repasserait encore à la veille du 25, sans faute, pour emporter le dernier chapitre…

Je ne peux plus écrire d’une façon cohérente, mes pensées vont par saccades, tel un troupeau de moutons qui se disperse dans les montagnes dès qu’il n’y a plus de berger. Oui, mes pensées n’ont plus de berger, elles s’engouffrent toutes à la fois dans ma tête. Or, mon papier tire à sa fin. Ivan Potapytch ne m’en donne plus. Depuis l’asile d’aliénés, il dit: «Gribouille sur les pages écrites, qu’est-ce que ça peut te faire!» Soit, je noterai seulement l’essentiel, sur moi et sur Mikhaïl.

Le chef de la gendarmerie a menti: le tsar avait vu le prisonnier.

Comment l’ai-je appris? Cela ressemble à un conte de fées, sans en être un. C’est Iakov Stépanytch qui me l’a raconté.

Ce fut lui qui m’ouvrit. La pièce était exiguë; je me souviens d’une carpette en chiffons multicolores, comme les Finnoises en font pour s’occuper l’hiver. Iakov Stépanytch me reconnut; loin de s’étonner, il semblait m’attendre:

– Asseyez-vous sur le canapé, le temps de congédier mes visiteurs; excusez-moi, il en vient toujours.

Il s’inclina, passa dans la pièce voisine, mais sans refermer la porte, aussi entendis-je la conversation. Une veilleuse clignotait dans le coin, devant une icône noircie. Je supposai que Iakov Stépanytch était vieux croyant.

– Le voilà qui s’est remis à boire, disait un vieillard avec des larmes dans la voix – sans doute s’agissait-il de son fils, – Je le tuerais, tellement il me dégoûte… J’aimerais mieux le tuer que ruminer ma colère.

– Confie le commerce à ta vieille et quitte la maison! Travaille, comme l’an passé. Porte des sacs, ça te calmera. C’est toi qui l’as engendré, et ce n’est pas en le supprimant que tu le corrigeras. Je pense souvent à lui. Quand il en aura assez, il reviendra me voir, il se rappellera mon adresse. Il est resté une année sans boire, maintenant il en restera deux. S’il flanche de nouveau, on le remettra sur la voie. Pas moyen de casser un faisceau de verges, mais chacune prise à part se brise facilement.

– Je te fais confiance, mon père, dit le vieillard exalté, en saluant bien bas Iakov Stépanytch. Je m’en vais travailler pour le salut de son âme, et je distribuerai tout mon salaire aux pauvres…

Le vieux sortit: grande taille, pardessus, barbiche blanche, l’air d’un modeste marchand. Il me salua et dit:

– Ne vous affligez pas, monsieur, vous aussi vous aurez un bon conseil de Iakov Stépanytch, notre père.