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– Au revoir! Je suis sûr que nous nous reverrons un jour.

Ah, combien tragique fut le proche accomplissement de cette prédiction!

Sur le chemin du retour, je dis à Mikhaïclass="underline"

– Sois prudent avec lui: il dirige le IIIe Bureau et c’est un arriviste féroce qui aura vite fait de te mettre dedans.

– Je m’en moque! s’écria Mikhaïl, et baissant la voix, il dit avec une conviction profonde que je n’oublierai de ma vie: Crois-moi, Serguéi, je suis sûr de périr, comme Ryléev, mais mon exemple servira aux autres. Car, ainsi que l’a affirmé ce héros poète, toute la force et tout l’honneur de la révolution tiennent dans ces mots: «Que chacun ose!»

Mon tempérament flegmatique et la certitude que la main de la providence nous conduit tous par des chemins inconnus, m’empêchèrent d’opposer à Mikhaïl les principes bien différents qu’on cultivait dans notre maison. Au surplus, après l’allusion de ma tante aux tendances pernicieuses des professeurs de Kiev, j’avais compris que l’athéisme et l’esprit révolutionnaire de Mikhaïl n’étaient point l’effet d’une nature corrompue, mais le résultat d’influences étrangères.

Désireux de conserver son amitié, je résolus de ne le contredire qu’à la dernière extrémité et de l’emmener le plus souvent possible chez ma tante, où il rencontrerait des personnalités qui voulaient le bien de la patrie à l’égal de messieurs Ogarev et Herzen, mais le concevaient tout autrement.

Hélas, que mes espoirs étaient naïfs! Mikhaïl refusa net de fréquenter le salon de ma tante, en déclarant d’un ton maussade: «Un bon chasseur ne va jamais deux fois dans le même marécage». Du reste, il me témoignait depuis quelque temps une tendresse particulière qui m’offensait; j’étais pour lui une sorte de jouet qui le distrayait de ses sombres pensées; avec moi il aimait lutter, gambader, jouer à saute-mouton. Il avait des accès de gaieté turbulente, parfois de sentimentalité; il m’appelait berger à la Watteau et me proposait de lire du Schiller ensemble. C’est alors que, charmés par l’amitié du marquis de Posa et de don Carlos, nous plantâmes nos arbrisseaux dans le jardin de l’école.

Comme je devais bientôt le constater, moi seul prêtais un sens profond à notre bonne entente. Quant à Mikhaïl, dès cette époque les sentiments les plus sacrés n’étaient à ses yeux qu’un moyen pour exécuter son projet criminel.

Chapitre III Le voyage au lac de Côme

J’en arrive à l’étape de mes relations avec Mikhaïl, où un incident au bal de Smolny fit de ce camarade charmant mon pire ennemi personnel autant que politique.

Mais comment en parler aujourd’hui, lorsque la révolution a opéré dans mon âme un revirement qui m’a ôté toute confiance en moi-même!

C’est ainsi que les tempêtes fréquentes finissent par déraciner l’arbre le plus solide.

J’ai acquis la certitude que, miné par la base, tout mon édifice intérieur s’est effondré en ce jour mémorable du 12 mars.

Je traversais la place du Palais, comme d’habitude, avec une vive émotion. Voici la colonne Alexandre, surmontée de son ange, telle qu’on l’a érigée sous l’empereur Nicolas. Et les chevaux du quadrige se cabrent toujours sur l’arc de l’État-Major. C’est depuis l’âge de dix ans que je connais la silhouette de ces coursiers fougueux, maintenus par les guerriers.

Maintenant il y a quatre grands mâts sur la place. À leur sommet qui dépasse l’édifice de l’État-Major, flottent des bannières rouges. L’étamine principale, pareille à un gonfalon, se partage en bandes légères qui ondulent comme des serpentins.

Un homme grimpé là-haut – vu du trottoir il a l’air d’un nain – fixe un des étendards. L’étoffe se déroule dans un éclat d’argent, et des lettres apparaissent, très nettes: «le front Ouest est tombé». Le second mât, le troisième, le quatrième sont tous couronnés d’écarlate aux lettres d’argent: «le front Est, le front Sud, le front Nord sont tombés». C’est un pavoisement en souvenir des quatre fronts qui existaient récemment. Ils ont disparu.

Qui déchiffrera jamais l’âme humaine? Quel orgueil pénétra mon vieux cœur d’ancien soldat! Puis je me ravisai: Qu’est-ce qui me prend? Ces drapeaux ne sont pas pour moi, au contraire! Moi qui étais chef de garnison, moi qui ai entendu de la bouche de mon souverain: «Je te félicite, te voilà chevalier de Saint-Georges»… moi qui croyais toute ma vie que le monarque était oint du Seigneur… Et en 1917, lorsqu’un ouvrier est venu dire à Potapytch: «Tchkhéidzé rigole: l’oint du Seigneur est parti loin», j’ai voulu me pendre. On m’a décroché, ranimé… pourquoi? Pour que je boive le calice jusqu’à la lie et devienne à la fois bourreau et victime?

Oui, cette place m’attire comme l’échafaud attire l’exécuteur des hautes œuvres. Et quand j’y suis, c’est moi le supplicié. Puis-je oublier, par exemple, le jour où, gamin, je passai là avec mon père, sapeur de la Garde impériale? Le bras tendu vers le perron du palais, il me dit, tout ému:

– Sérioja, à l’inoubliable date du 14 décembre 1825, l’empereur Nicolas, protégé par le pouvoir divin, nous confia, à nous les sapeurs, l’héritier du trône. Le tsar ordonna au premier de chaque compagnie d’embrasser son auguste fils; je fus un de ces privilégiés.

À présent, il y a là des troupes rouges. Une fois, vers la fin de l’hiver, je me traînai vers mon échafaud par un temps singulier: un épais brouillard estompait l’État-Major, telle une succession de rideaux de mousseline. Une vague silhouette, du haut d’un amphithéâtre, passait les troupes en revue. Elles défilaient sans cesse, comme surgies de l’infini. Visibles un instant, elles disparaissaient aussitôt dans la nuit insondable.

En avant-garde, les marins de la Baltique: vareuses, larges pantalons, bonnets à couvre-oreilles. Puis, comme des lièvres en hiver, les skieurs en fourrures blanches; enfin, la cavalerie. Les têtes des chevaux et les gars des premiers rangs émergent seuls de la brume laiteuse, aux reflets de nacre; les croupes des montures sont dans le flou. Au-dessus des escadrons, la colonne semble sortir des nuages, avec son ange énorme et noir. Les mots de commandement, tombés on ne sait d’où, résonnent d’une façon étrange. Les hommes obéissent, marchent comme ceux d’autrefois, d’un pas automatique.

– Ils ne le cèdent en rien aux soldats de naguère, dit quelqu’un dans la foule. Les autres, c’étaient des moutons qui mangeaient des yeux leurs officiers, tandis que ceux-ci ont de la jugeote. C’est des troupes conscientes, révolutionnaires.

Je m’abstiens de juger si elles sont conscientes et si c’est un trait qui convient aux militaires; ce qui est certain, c’est que ce sont des troupes régulières, disciplinées, et non un ramassis comme les appellent les ennemis de la révolution. Or, du moment qu’un pays a une armée, c’est redevenu un pays.

Je ne sais plus comment je suis rentré. «T’as bouffé de la gnôle!» me criaient les gamins. Je suis rentré tout de même. Par bonheur, il n’y avait personne dans la chambre. Je me suis assis et j’ai pleuré.

Les civils ne peuvent me comprendre. Mais, pour un militaire, tout est là. Comment? Il n’y a plus l’ancien régime, et cependant il y a une armée? Mais alors, on prouvera un jour que la vie peut reprendre sa marche en avant. Et il y a des chances qu’elle devienne meilleure… Quand il y a une armée, il y a un pays.