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Or, on le sait, Diderot déplut à la tsarine en exigeant qu’au pensionnat on enseignât en premier lieu l’anatomie, matière qui, de l’avis de ma tante, faisait presque perdre leur innocence aux jeunes filles.

Jusqu’à la fin de son existence, l’Institut Smolny garda dans ses traditions le contraste original de ces deux notes adoptées par Catherine lors de sa fondation: une vague odeur de couvent et l’adorable verve du voltairianisme mondain. Les pensionnaires pieusement portaient leurs robes en gros tissu vert, bleu ciel, marron ou blanc, avec pèlerines, manchettes et tabliers blancs. Ajoutez à cela une dévotion apparente, d’innombrables icônes, des superstitions, des reliques, la coutume de tenir dans la bouche un morceau de pain bénit aux examens les plus difficiles, de fourrer du coton miraculeux dans le porte-plume à l’épreuve écrite de mathématiques. En même temps, on se transmettait de promotion en promotion d’ingénieux moyens de correspondance amoureuse et de galanterie légère avec les soupirants «de sous les fenêtres». Cela se faisait sans distinction de caste ni de rang, libéralité qui n’existait plus dès qu’il s’agissait de la grave question du mariage. Pour épouser un civil ou un officier qui n’était pas de la garde, il fallait un amour «fatal» ou des avantages particuliers, purement matériels, offerts par le prétendant.

Dès l’enfance et jusqu’à la promotion, les pensionnaires étaient isolées de leur foyer. Elles apprenaient diverses matières sous la direction de professeurs choisis avec soin et s’exerçaient aux arts de la danse et des ouvrages à main. À part l’enseignement, il était prescrit, d’après l’idée de la fondatrice, «d’égayer l’esprit» des élèves et de leur fournir des «distractions innocentes». Voilà pourquoi le brillant pinceau de Lévitski a rendu à maintes reprises le charme coquet des demoiselles Khovanskaïa, Khrouchtchéva ou Levchina en travesti ou en robe de bal.

Depuis le règne de Catherine, l’Institut restait proche de la cour; c’est pourquoi les demoiselles qui fréquentaient souvent les palais et jouissaient de l’attention de la famille impériale, étaient pénétrées de sentiments monarchistes un peu exaltés; mais Véra, sous l’influence de son oncle Linoutchenko, dont je reparlerai en détail, ne partageait nullement cette adoration des souverains. Bien qu’en voie d’obtenir le prix d’excellence, elle suppliait son père de la reprendre avant la fin des études. Or, le vieux Lagoutine, si voltairien qu’il fût, trouvait flatteur que l’impératrice en personne agrafât à l’épaule gauche de sa fille l’insigne qui lui donnerait accès aux bals de la cour et poserait sa candidature au titre de demoiselle d’honneur. Ce titre faisait tourner plus d’une petite tête ambitieuse, surtout à cette époque où la beauté et la grâce attiraient l’attention du tsar et valaient de grandes faveurs non seulement à la demoiselle, mais à tous les siens. Aussi l’intérêt poussait-il souvent ces derniers à jouer le rôle honteux d’entremetteurs. Dans le cas que je vais citer, la personne intéressée n’était autre que le père de la jeune fille, riche et titrée, mais séduite par l’éclat de la vie de cour.

Nous étions devant l’Institut Smolny. Certes, il a fallu le talent prodigieux et le goût exquis de Giacomo Quarenghi pour éviter la monotonie et l’aspect de caserne dans la conception de cette façade qui mesure plus de cent toises de long, sans autre ornement qu’un motif trois fois répété de colonnes engagées, aux chapiteaux somptueux. Cet édifice est vraiment digne de voisiner avec la magnifique cathédrale de Rastrelli. C’est ainsi que les grands architectes, ignorant la concurrence mesquine, savaient se passer de main en main le flambeau de la beauté. Je me souviens toujours avec plaisir que Quarenghi, en signe de vénération pour l’œuvre de Rastrelli, ôtait par tous les temps son chapeau devant la cathédrale, dans un profond salut à l’art de son créateur…

Matvéi Ivanovitch, le gigantesque suisse en habit rouge aux aigles impériales et armé d’une masse en bronze, nous accueillit à l’entrée comme les autres invités, en s’inclinant. Il portait la livrée des valets de chambre de sa majesté. Un autre suisse nous ouvrit la porte, un troisième ôta nos capotes. Nous mîmes nos gants blancs et montâmes l’escalier de marbre à tapis rouge. Les sons de la valse m’étourdirent comme une coupe de champagne, lorsque j’entrai derrière Mikhaïl, craignant d’avance de ne pas pouvoir retrouver Véra.

L’immense salle blanche, à deux rangées; de fenêtres face à face, s’ornait d’une double file de colonnes élancées. Des guirlandes de feuillage retombaient le long des murs, entre les torchères. Les grands portraits en pied des souverains étalaient à la lumière des lustres le faste des soieries, des bijoux, des manteaux d’hermine, sans éclipser pourtant le charme modeste des pensionnaires. Elles avaient toutes des robes pareilles en camelot, qui dégageaient le cou et les bras, et des pèlerines de mousseline à gros nœuds roses. Jeunes et fraîches, elles voltigeaient à travers la salle, comme de tendres fleurs de pommier emportées par la brise. La directrice, majestueuse dame en robe bleu ciel, entourée de son état-major de surveillantes – dites «gendarmes» – aux couleurs aussi vives, répondait d’un signe de tête grave à nos respectueux saints.

Chaque fois que je me trouvais dans ce royaume féminin, je perdais contenance et cherchais longuement Véra parmi ses compagnes qui me criaient de tous les coins:

– Sergik, Serge Roussanine!

– La voilà, près de cette colonne, dit Mikhaïl en me montrant Véra Lagoutina.

J’étais stupéfait:

– Comment as-tu fait pour la reconnaître sans jamais l’avoir vue?

Il sourit.

– Ce n’est pas sorcier. J’ai eu pour boussole la calvitie de son père, miraculeusement sauvée de l’échaudage: vois comme elle brille sous le lustre. Le vieux a tout l’air d’un dindon chamarré, mais sa fille est délicieuse.

Et sans me regarder, Mikhaïl traversa la salle de son pas rapide et léger. Il salua Lagoutine qui le présenta aussitôt à Véra, et l’instant d’après il valsait avec elle. Quand je voulus inviter Véra pour la contredanse, elle avait accordé la première à Mikhaïl. Il ne me restait plus qu’à me mettre vis-à-vis avec une de ses amies. J’écoutais d’une oreille distraite le babil de ma danseuse.

– Vous savez, on n’a pas laissé venir au bal les mioches, mais elles ont fait une horreur: elles se sont parfumées au savon bergamote, vous vous rendez compte!

– Comment cela?

– Elles ont gratté le savon au couteau et s’en sont frottées: on aurait dit une boutique d’abominables odeurs. Seules les grandes élèves ont le droit de se parfumer, et puis la bergamote est un parfum indécent.

– Et lequel est décent, selon vous? demandai-je pour entretenir le verbiage de la demoiselle et observer à mon aise l’autre couple.

Véra et Mikhaïl n’avaient pas du tout des figures de bal. Parfois, comme s’ils se ravisaient, ils se mettaient à sourire et lançaient des phrases futiles. Mais je voyais bien que leur conversation était des plus sérieuses. C’était normaclass="underline" Véra avait lu un tas de livres et s’adonnait à des pensées répréhensibles. Petite-fille d’un décembriste, elle sympathisait à toutes les chimères libérales et cachait dans son tiroir, à la campagne, un petit volume de Ryléev.

– Oui, il mérite bien son nom, fit la voix enthousiaste de Véra en réponse à des paroles prononcées tout bas par Mikhaïl. Je ne connais pas de cœur plus généreux.

Elle accentua le mot «cœur» et je compris que ce calembour concernait Herzen.