Выбрать главу

Doucement, le général Blackcat reprend :

— V 818. Stocky Pied, cela ne vous dit rien ?

— Pas davantage que votre diplomate indien. Vous êtes bien sûr qu’il s’agit de son propre sang ?

— Notre laboratoire est formel : les deux sont du groupe AB négatif ; mieux, on a identifié l’écriture de Stone-Kiroul.

— Bon, fais-je, on ne va pas attendre Noël pour bouffer du pudding, général, il faut tenter quelque chose.

— Ce serait bien, admet ce manche à balai de fakir.

— Tu as une suggestion à formuler ? demande Demussond.

— Ce que tu causes bien en vieillissant, ricané-je ; nous voilà loin des bitures d’autrefois ! Certaines nuits, on avait tellement picolé qu’on ne se reconnaissait plus.

Cette évocation, devant Blackcat, le foudroie. Il pâlit, sourcille, puis hausse les épaules avec humeur.

Manière de dissiper sa rancœur, je me tourne vers le général.

— Il m’a été précisé que vous avez une mission particulière à me confier, je pense que toute suggestion de ma part serait prématurée avant que vous ne m’ayez fait part de cette mission.

La vieille asperge britannouille apprécie mon tempérament décidé.

— Pendant que Stone-Kiroul se trouvait en réanimation, quelqu’un de l’extérieur a tenté de l’approcher ; fort heureusement, nos amis suisses font toujours bien les choses et la fausse infirmière qui essayait de gagner son chevet en a été pour ses frais. On l’a stoppée dans le couloir, elle a prétendu je ne sais quoi à propos d’une histoire d’amour qu’elle vivait avec un interne et on l’a relâchée car elle n’avait commis somme toute aucun délit.

— Cette tentative prouve que votre Indien intéresse du monde.

— Comme, hélas ! il a rendu l’âme, il va nous falloir un autre point d’intérêt pour appâter le « monde » en question, explique le général.

— Moi, en l’occurrence ?

— Bon gré mal gré, tu es impliqué dans l’histoire, souligne avec aigreur mon ex-ami, car l’amitié, comme la jeunesse, ne dure qu’un moment, sauf rares exceptions.

Demussond me pardonne difficilement mon allusion à nos cuites d’antan. Les hommes, franchi une certaine durée, se prennent pour quelqu’un et veulent être reconnus de gravité publique.

— Si je comprends bien, continué-je, je me rends au chevet de votre Indien dont le décès n’est pas connu, j’y passe un bon moment et je repars tranquillos en attendant que des gens malintentionnés m’abordent pour me demander ce qu’on s’est dit, lui et moi ?

— Admirable ! répond le général. Vous comprenez vite et bien, commissaire.

— Et j’agis de même, général.

* * *

J’ai clappé tout en évoquant, liché les deux tiers de ma boutanche de Dôle.

Je me dis que le général Blackcat a rudement bien fait de me remettre tout un tas de gadgets défensifs et offensifs. Curieux mec, indeed ! Il a des doutes à mon sujet, mais, me chargeant de mission, il se comporte néanmoins comme s’il était sûr de moi. Cela dit, je me gaffe bien qu’il me fait surveiller comme M. Rockefeller fait surveiller les cours de la Bourse. L’incident du gros vieux avec les hippies en est la preuve. Jamais, au cours de ma garcerie de carrière je n’ai dû avoir autant de monde aux baskets.

Tiens ! le couple de Jaunes demande la note. Peut-être va-t-il m’attendre dans un coin d’ombre ?

Je choisis des fruits rafraîchis comme dessert. La corbeille devait fatiguer et on l’a reconvertie dans un compotier. Un peu de « crème à baquet » et une giclée de kirsch réparent de la moisissure l’irréparable outrage.

Je me sens étrangement seul dans Berne, ce soir, malgré la profusion d’anges gardiens.

Les Orientaux, extrêmement orientaux, s’évacuent sans m’accorder un regard, et comment le pourraient-ils d’ailleurs ? Ils n’ont pas d’yeux. En guise de regards, quatre coups de rasoir dans le portrait. Ça trouble. Moi, quand je les vois, les Japs par exemple, je me dis qu’ils doivent fabriquer leurs bagnoles et leurs appareils photo à tâtons, comme les aveugles jouent de l’orgue.

J’attends un peu et demande un cigare. On m’apporte un grand humidor d’acajou bourré de Davidoff toutes catégories.

Je m’offre un petit Château d’Yquem, à cause du nom surtout qui m’éblouit les papilles.

Quelques bouées, et puis je réclame l’addition.

Les rues de la capitale fédérale sont presque désertes. Un tramway passe en louvoyant, quelques gonziers en renfrognance sont visibles à travers les vitres embuées, dans une lumière de salle d’attente. Personnages, d’ailleurs, qui ne me serviront jamais à rien. Juste des silhouettes, comme ça, pour traverser ma vie, un soir, dans un bruit de ferraille. Je les salue du cœur, et un chant suissaga me revient : « Qu’il vive ! Qu’il vive ! Qu’il vive et soit heureux, ce sont là nos vœux ! » O.K. : qu’ils vivent, ces Bernois fantomatiques, aussi fugaces que l’étincelle accrochée au bout du trolley ; qu’ils vivent et soient heureux sur les bords de leur fosse aux ours, ce sont là mes vineux.

Dix plombes. Trop tôt pour le rancard du Ran-Tan-Plan. Que faire ? Mon hôtel ? Une heure à tuer. La tuer comment ? A coups de revolver ?

Je pense au type qui m’a défouraillé contre dans les cagoinsses du relais autoroutier. Un dénommé Friedrich von Schplaff, né à Hambourg, selon ses papiers. Mais peut-on se fier aux pièces d’identité prises sur un tueur en exercice ? Dans la pochette de plastique engourdie avec son portefeuille, j’ai trouvé un paquet de cigarettes entamé, et un étui de carton contenant deux seringues pleines prêtes à servir lorsqu’on en a déchiré l’étui aseptisé. Il faudra faire analyser le produit et les cigarettes par la suite.

Bon, alors, ces soixante minutes, qu’est-ce que j’en fais ?

LE COUP DE BAMBOU

Dieu pourvoit toujours aux perplexités de l’homme indécis. Il faut dire que, tout Lui étant possible, Il en use. Mets-toi à Son illustre place !

Ça se goupille de la façon suivante : je bute contre une saillie de trottoir. Que fais-je alors, en un fulgurant réflexe ? J’écrie « Merde ! ». Pour moi tout seul. Mais, tout comme les pauvres poilus tombés à Verdun, mon juron n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Un type qui nonchalait sous les arcades, à regarder la vitrine éclairée d’un montrier, se retourne et m’exclame :

— Français ?

— De père en fils jusqu’à Clovis, lui réponds-je ; on n’a pas pu remonter plus haut, la mairie a été détruite par les Alamans.

Il m’approche en constatant :

— Oh, oh ! Et cultivé, on dirait. Rien de plus rarissime chez les Français.

Moi, ça me mi-figue le raisin, des réflexions de ce genre en sol étranger.

— Vous êtes quoi ? bougonné-je.

— Auvergnat par ma mère et lorrain par son mari qui a bien pu être mon père, après tout.

Le type est intéressant. Tu croirais un hérisson aux cheveux blancs. Un gros nez-museau constellé de menus cratères ressemble à la face exposée de la Lune. Il a des sourcils en guidon de course, le teint sombre et plein de rides venues lui taillader la gueule avant l’âge. Pas très grand, mais trapu ; la caisse d’horloge, tu vois ? Un imper à épaulettes officières renforce l’aspect géométrique du mec. Son regard me paraît très clair dans la lumière urbaine de ce centrum bernois. Une expression sceptique et rigolarde lui compose une curieuse lippe en gouttière déglinguée. D’emblée, tu le situerais dans les « caustiques sympas ».

Il me dit, tout de go :

— Deux Français dans Berne, à dix heures du soir ; ça s’arrose, non ?