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— Contrairement à ce qui avait été annoncé, loin d’abandonner, Bicco Aisuzi est sur la ligne de départ, porteur du dossar 69. Il s’intercalera donc, entre le petit Breton de l’équipe des bonbons au poivre Atchoum, Yanik Kinique et l’Anglais Abbee Nokle, le grand espoir de la margarine Legras.

— … Un… zéro !!! crie le chronométreur.

— Merde ! fait Béru, tout comme le technicien de Cap Kennedy lorsqu’il s’aperçoit, au moment de la mise à lieu, qu’il a oublié d’ouvrir le robinet à gaz.

— Mes cale-pieds, explique le pseudo-champion transalpin (brioché). J’ai oublié de les fixer.

— Je veux pas le savoir, décrète le chronométreur, ça court !

On arrime les courroies du Gravos, son propulseur lui donne la secousse libératrice et, se dégageant de sa propre immobilité et de sa propre pesanteur, Béru démarre. Une vraie gazelle ! Il a la pédalée surnaturelle sur son vélo en duvet !

On l’escorte. Tandis que je conduis, Pinaud, toujours en pyjama (par exemple il a troqué son vieux bitos contre une visière verte) inscrit des trucs sur son ardoise de route, pour faire vrai.

« Le beaujolais a augmenté de vingt-cinq centimes », écrit-il.

Puis, il brandit l’ardoise sous le nez du Gros.

— Ah ! les tantes ! mugit le faux Bicco Aisuzi, ils veulent donc nous fout’ sur la paille !

Le public croit qu’on vient de lui signaler les meilleurs temps et que ça dope le Transalpin (de régime). Aussi on l’applaudit fort.

— Vas-y, Bibi ! qu’on lui crie.

Il se pique au jeu, mon brave Béru. La tête en bouchon de radiateur il fonce, fonce comme un dératé.

— C’est pas possible ! m’exclamé-je en matant le compteur, il fait du soixante-dix.

— Je les ai atteints aussi, l’époque où je faisais de la piste sur grand braquet, affirme le Pinaud des Charentes, vexé jusqu’à l’os.

On sort de la ville. Ça bombe extraordinairement. Les bagnoles des journalistes se mettent à bourdonner autour de nous. On le flashe à tout va, Béru. On lui annonce qu’il est en train de grignoter le petit Breton largué avant lui. Dans les cinq premiers kilomètres, il lui a déjà repris une minute, c’est beau, non ?

La nouvelle nous précède because les transistors mugissant sur le talus. Des groupes d’Italiens acclament leur campionissimo. Ils lui crient qu’il est le plus fort, le plus grand, le suprême, le sublime, l’exceptionnel, le jamais-vu, le pas pensable, l’unique, l’inoubliable, le fameux, le bouleversant. Fausto Coppi oublié ! Bartali mystifié ! Nencini nenciné ! Bravo ! Vas-y ! Vas-y !

Les kilomètres se succèdent. On n’a pas le temps d’admirer le lac étincelant au soleil, avec ses voiliers blancs, ses gros bateaux pleins de monde et de musique. On regarde défiler le goudron sous les roues du véloce ! On doute de ses cinq sens (comme dirait Camille). On est fier de vivre ça, d’être un contemporain du haut fait ! Car il bombe à quatre-vingt-dix sur le plat, Béru, maintenant.

Ça pisse gras sous sa casquette de toile.

— T’as pas soif ? lui crie Pinaud !

— J’ai ce qu’il faut ! répond le champion en arrachant l’un des bidons fixés à son guidon. Il boit gloutonnement. C’est du gros rouge qui dégouline sur son maillot !

— Tu pulvérises tout, Béru ! lui lancé-je.

Il a un sourire sous ses énormes lunettes de soudeur à l’arc (de triomphe). C’est sa revanche contre le mauvais sort qu’il est en train de prendre, Béru. Il se venge de la roulette, de Jeannot, d’Alfred, de la vie pas toujours fair-play. Chaque coup de pédale, il l’assène sur les forces sournoises et maléfiques qui font dérailler la chance. Sur sa bécane dépourvue de poids il se sent aérien ; il monte un nuage en somme. Cavalier du ciel, voilà ce qu’il est !

Et il enroule, enroule, enroule !

— Vas-y !

Noblesse de l’effort solitaire ! Magie de la vitesse ! Il se discipline, organise ses mouvements. Bientôt, Yanik Kinique est à l’horizon ; il en titube d’ahurissement, l’homme de Goménolé en se voyant si rapidement doublé, par son suivant immédiat. Il se dit qu’il a la crampe de l’écrivain ! Que ses tendons font le caoutchouc-mousse. Il se décourage, il veut mettre pied à terre, abandonner, rentrer chez lui pour ouvrir une crêperie ! Béru n’est déjà plus qu’un nuage gris à la limite de son horizon. Les radios de toute l’Europe occidentale annoncent la nouvelle. En Italie, on pavoise ! Le président de la République envoie déjà une boîte de décorations et le pape une bénédiction spéciale, avec coupon détachable pour l’admission immédiate au Paradis. Y en a qu’un qui doit rien piger à ce circus, c’est le vrai Bicco Aisuzi, s’il écoute la radio en se dorlotant le melon !

Dans son village natal on se rue chez ses parents pour des embrassades municipales, des congratulations bien frénétiques. La « Stampa », déjà à pied d’œuvre, interviewe sa Mamma. Et cette dernière raconte l’enfance du héros, comme qu’il allait faire pipi dans le Pô en sortant de l’école. Et tout ! On le dessine en couleur pour la une ! On le représente sur son vélo, la gueule convulsée par l’effort avec des traits parallèles à ses mollets pour figurer la vitesse.

— Vas-y, Béru ! trépigne Pinuchet, lequel oublie toute jalousie pour acclamer le phénomène.

On se pointe à la douane. Les gapiants français hurlent des encouragements en corse, et les gabelons suisses crient les leurs en français.

Voilà, nous sommes en territoire helvétique, c’est à partir de dorénavant qu’il va falloir ouvrir l’œil.

Bérurier est porté par les vivats. Il pédale fougueusement, la langue à demi sortie : une belle muqueuse rouge et grenue, épanouie comme une fraise de concours. On tourne le dos au lac maintenant. Ça grimpe. Mais Béru ne faiblit pas. Une merveille, je vous dis ! Il va s’épousseter une dizaine de kilos dans l’aventure et en ressortira pin-up-boy rayonnant.

Le voici qui rattrape un deuxième coureur parti six minutes avant lui, il s’agit du Hollandais Van Thardyze, honnête rouleur courant sous la tunique des moulins à café Cric-crac.

Tout de suite, il se croit rejoint par le Breton, mais quand son ardoisier lui annonce qu’il s’agit de l’Italien, le Van Thardyze prend envie de changer ses moulins à café contre des moulins à vent. Il en a les tulipes coupées !

— Vas-y, Béru !

Moi aussi je me pique au jeu. Certes, il n’a pratiquement pas de vélo, notre bon Gros, mais comme dit l’autre (qui dit que c’est moi) faut le faire ! Et je te tricote des décamètres, des hectomètres, des kilomètres ! Il escalade la rampe avec une stupéfiante aisance, le Gros. Les bornes nous partent de tous les côtés, comme des garennes, tellement on roule vite. Voilà un troisième coureur rejoint ! L’exploit de ce Tour de France ! clame le speaker d’Europe Number One. Jamais vu ! Faut potasser les tablettes de l’épreuve pour s’assurer du bien-fondé de l’assertion, mais tout porte à penser spontanément qu’elle est juste. Jamais vu ! Un cas unique dans les deux roues ! C’est pas le géant du Tour, Béru, c’est le titan de tous les Tours passés et à venir. Leducq, Magne, Speicher, Archambaud, Lapébie, Pélissier, Petit-Breton, Lapize et tous les autres, évanouis devant l’importance de l’événement. Rayés des tablettes : le Robic (et sa pointe de vitesse en côte), le Bobet-aîné, le Bahamontès aux serres affûtées comme les poignards de Tolède, le Ferdi Kubler écumant, et jusqu’à Jacques Anquetil, le superman qu’on sera obligé de reléguer au second rang. Tous ces maillots jaunes passés peuvent brader leurs trophées chez le brocanteur du coin. Un homme qu’on n’attendait pas est venu dans l’épopée cycliste, ses jambes pleines de poils et ses bidons pleins de vin pour graver son exploit dans le marbre des journaux. Honneur et gloire à l’école laïque d’abord, bien sûr ; mais aussi au valeureux Bérurier, ratisseur de records, pulvériseur de légendes. La gloire de ses prédécesseurs, il la badigeonne au goudron d’un seul coup, afin qu’elle s’engloutisse dans l’oubli. Désormais on parlera avec gêne de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui lui succéderont.