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Le mécano revient en poussant du pied le cadre du vélo en Légérium 34. Il a noirci, mais pas fondu. Il est intact. Je regarde cette carcasse de vélo, légère jusqu’à l’inimaginable. C’est pour ce débris que des tas de gens sont morts. Pour ce morceau de métal imbécile…

— Allez, barre-toi, dis-je à l’homme en combinaison. Barre-toi vite avant que je change d’idée et que mon sens du devoir dise merde à ma conscience !

CHAPITRE XVI

Pour conclure et parce que vous aimez bien qu’on vous mette les points sur les « i ».

Vous me direz pas, mais c’est quand même marrant le destin. Béru, épuisé par son nouveau vélo, a abandonné. Il l’a fait juste devant la fontaine du carrefour aussi le retrouvons-nous, assis sur la margelle, subissant le feu roulant des questions journalistiques. Il répond de bonne grâce. Il révèle qui il est : l’ancien masseur de l’équipe Fafatrin, injustement remercié. Il a voulu montrer ce dont il était capable en prenant la place de Bicco Aisuzi. Et on l’a vu pulvériser tous les records. Sans sa stupide chute qui lui a coupé l’élan, « l’influxion nerveuse » et les pattes, il gagnait l’étape avec une demi-heure d’avance sur Jacques Anguenille, Courzidor et Richard Pini. Oui, il a tenu à faire cette éclatante démonstration, lui, Alexandre-Benoît Bérurier. C’est un canular, soit ! Mais l’exploit demeure. Il a passé l’âge de faire une carrière de champion cycliste, c’est dommage, sinon on aurait vu du jamais vu ! Il se laisse photographier de face, de profil, de trois quarts-centre. Il sourit, il fronce les sourcils, il mime l’effort, il cligne de l’œil. C’est l’aubaine des tartineurs d’épopée.

Nous avons toutes les peines du monde à le soustraire à la meute avide qui transcendante sa prouesse.

— Allez, viens, Gros, fais-je, la fiesta est finie.

— Où qu’on va ?

— A Paris, faut rejoindre notre base !

— Mais je veux continuer le Tour, moi !

— Tu t’y es suffisamment fait remarquer pendant ces deux dernières étapes. Au boulot !

— Mais je suis en vacances !

— Tu les prendras ailleurs, le Vieux ne va pas être tellement content de ton coup de publicité d’aujourd’hui !

— Mais Berthe…

— Elle a son boulot !

— Mais, Alfred ?

— Il a Berthe !

— Mais…

— Ah non, arrête de bêler ! Je te dis qu’il y en a classe de tes vocations de masseur, de coureur, de flambeur. Poulet tu es, poulet tu restes. On rentre en faisant halte à Dijon, histoire de discutailler avec La Meringue qu’est toujours au gnouf !

— Jamais de la vie, je reste !

— Voyons, Alexandre, le sermonne le Révérend, Dijon !

— Quoi, Dijon ?

— C’est la capitale des grands vins, non ?

Béru s’apprête à répondre quelque chose, mais il y renonce.

— Oui, c’est vrai, fait-il, calmé, c’est la capitale des grands vins.

* * *

Je ne sais pas si c’est où non un effet de mon imagination, mais je trouve qu’il a maigri, La Meringue. Ça fait des plis, et des surplis sur ses montants. Il est d’une tristesse horrible, le pauvre cachalot. Il ne songe plus à disputer des parties de piccol’s dames, je vous prie de me croire (et si vous ne me croyez pas que le fondement vous échappe).

Nous voilà en tête à tête dans le parloir de la prison. Moi, compatissant et fatigué, lui jaunasse et fripé, meurtri dans tout son être.

— Écoute, La Meringue, attaqué-je, je crois que tu devrais te mettre un peu à jour maintenant. C’est pas mauvais de faire le ménage…

Il grogne. Il est en manque de picrate, voilà. Ses lèvres qui ne sont plus irriguées pendent comme des nichons flétris.

— La vie me dégoûte, commissaire, dit-il.

— C’est pour ça que t’as essayé de t’effacer en te suspendant au barreau de ta cellote ?

— Oui, c’est pour ça.

Je toussote, gêné.

— Tu… tu es au courant pour ton beauf ?

A mon vif soulagement, il bat des paupières.

— Les gardiens sont pas vaches, ils me refilent les baveux. Tout ça est ma faute, commissaire…

— Eh ben raconte, mon gars. Faut que tu y passes, le reproche que je te fais, c’est de l’avoir bouclée au début. Je ne sais pas tout ce que tu vas me dire, bien que j’en aie une certaine idée, mais le grief qu’on peut te faire, c’est de n’avoir pas moufté.

— J’ai rien dit à cause de mon beau-frère, commissaire. J’ai eu peur pour ses plumes.

— Narre-moi !

— Eh ben voilà, au soir de la première étape, quand j’ai aidé Hans à se zoner, il s’est mis à me raconter une drôle d’histoire. Il était blindé, comme d’habitude, mais ce soir-là, il avait besoin de bavasser. Je pense que son début de cure l’avait un peu changé. Il s’est mis à chialer en voyant comment que je l’aidais gentiment à se défringuer. « Tu es trop bon, La Meringue » il pleurnichait. T’es trop bonne poire. Je vais faire quèque chose pour toi : dis à ton beau-frère qu’il laisse tomber tout et qu’il se barre, sinon il lui arrivera du vilain ; les histoires comme ça, faut pas s’en mêler. » Vous pensez que je m’ai mis à le questionner, poursuit son interlocuteur. Je voulais en savoir plus. Alors il m’a raconté qu’en Suisse, son pays, il avait fait la connaissance de mecs douteux, en cheville avec un gros bonnet du Trafic. Ces gars cherchaient le moyen de faire fabriquer des vélos en partant d’un certain métal ; mais fallait que ça reste ultra-secret, y avait une fortune en jeu. Hans Brocation, vu sa position dans le monde cycliste, il pouvait leur solutionner le problème. Et il a pu car il était copain comme goret avec Simplon, le chef de fabrication de chez Plombier. Il leur a arrangé leur coup aux petits oignons. Il devait palper la forte somme, elle avait été déposée à son nom sur un compte bancaire, seulement il pouvait taper dedans qu’après le Tour de France. On lui demandait de pas le faire cette année et on lui proposait de se désintoxiquer. Probable, estime La Meringue, que les gars se méfiaient de ses bitures. Ils avaient peur qu’il causât. Seulement cet endoffé de Jeannot est parti à sa recherche, et comme le Tour de France c’était la moitié de sa vie à Brocation (l’autre étant le tord-tripes), il a cédé et s’est taillé de la clinique. Dans le Tour il a retrouvé mon beau-frère qu’il connaissait et il a tiqué en l’apercevant en grande converse avec ses copains de Suisse, ceux qui l’avaient branché sur la vilaine affure. Il en a déduit que mon beauf baignait dans l’histoire. Et il voulait que je le prévinsse, conclut La Meringue.

— Et ensuite, qu’as-tu fait ?

— Sur le moment j’ai pensé qu’il déconnait. « Toi, mon pote, je pensais, t’es arrivé au stade des araignées et des rats d’égout contre les murs de la chambre, t’as eu tort de quitter l’hosto. » Je suis t’allé jouer aux dames avec l’ami Béru et j’y ai plus pensé. Et puis, vlan ! V’là que vous m’annoncez qu’il est viande froide ! Je me dis : « Oh ! mais pardon, ça sent le cramé ! Le mari de ma frangine serait-il dans un piège à con lui aussi ? » Je cocotais vilain tout en ayant l’air de faire bonne contenance. Je voulais l’alerter, mon beauf, ça me revenait son insistance à vouloir participer au Tour, la recommandation qu’il m’avait exigée auprès de Jean Méhunraillon. Il se trouvait pas dans ma chambre, alors je suis été l’attendre dehors, sous prétexte d’emmener les Bérurier dans leurs délices biscuiteuses. C’est quand j’ suis été chercher une pelle et un balai que je l’ai avisé. J’y ai cassé le bout de gras, vertement. Ça lui a filé les flubes d’apprendre que Brocation venait de trépasser. Il a ergoté, mais je le voyais à son regard qu’il était touché au vif. J’ai quitté l’hôtel en lui disant : « Bouge pas, je reviens pour qu’on approfondisse. » Et c’est alors que les carnes ont tenté de me faire la fête…