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Il n’y en avait pas eu tant que ça, après tout : pas mal de brûlures, quatre côtes cassées, des fractures simples au tibia gauche et au péroné, de multiples fractures ouvertes des os du pied droit, trois orteils cassés au pied gauche, une fracture médiane du crâne sans complications, et (blessure désagréable mais non incapacitante) quelqu’un m’avait scié le mamelon du sein droit.

Je me souvenais dans quelles circonstances on m’avait fait cela, de même pour les brûlures et les orteils brisés. Mais c’était tout. Les autres sévices m’avaient échappé parce que je devais être absorbée par autre chose.

— Vendredi, me déclara le Patron, vous savez qu’il faudra au moins six semaines pour régénérer ce bout de sein.

— Mais la chirurgie plastique ou un simple travail cosmétique guérirait ça en une semaine. C’est le Dr Krasny qui me l’a dit.

— Jeune fille, lorsque l’un des membres de cette organisation est mutilé dans l’exécution de son devoir, on fait appel à l’art thérapeutique pour le réparer aussi parfaitement que possible. Et dans votre cas particulier, une autre raison vient s’ajouter à notre politique habituelle, une raison essentielle. Nous avons tous une obligation morale de protéger et de préserver la beauté dans ce monde car nous ne pouvons plus nous permettre de la gaspiller. Il se trouve que vous avez un corps particulièrement séduisant et qu’il est déplorable de le voir endommagé. En conséquence, nous devons le réparer.

— Je vous l’ai dit, la chirurgie plastique conviendra parfaitement. Et je n’ai pas l’intention d’avoir du lait dans ces deux mamelles, voyez-vous. Et ceux qui viennent dans mon lit s’en fichent pas mal.

— Vendredi, il se peut que vous soyez persuadée que vous n’aurez jamais à allaiter. Mais, esthétiquement, un sein fonctionnel est bien diffèrent d’une imitation. Vos compagnons de lit pourraient ne pas s’en apercevoir, mais vous le sauriez, et moi aussi. Non, très chère, on va vous restituer votre perfection originelle.

— Hmm… Et vous, quand donc allez-vous faire régénérer cet œil ?

— Ah ! n’essayez pas de me blesser, mon enfant. Dans mon cas, il n’y a pas de problème esthétique.

J’ai donc récupéré mon téton. Il est peut-être même mieux qu’avant, c’est possible. Ma deuxième discussion avec le Patron a été à propos de la rééducation dont je pensais avoir besoin pour corriger mon réflexe de meurtre. Quand je lui en ai parlé de nouveau, il a pris un air franchement désagréable.

— Vendredi, je ne me souviens pas d’un quelconque meurtre qui se soit révélé être une erreur. Est-ce que vous auriez commis quelques assassinats dont je ne sois pas au courant ?

— Non, non ! ai-je dit vivement. Jamais je n’ai tué qui que ce soit quand je ne travaillais pas pour vous et je n’ai jamais omis aucun meurtre dans mes rapports.

— Dans ce cas, vous avez toujours tué en état de légitime défense.

— Sauf pour « Belsen ». Je n’étais pas du tout en état de légitime défense. Il n’avait pas levé le petit doigt sur moi.

— Beaumont. Du moins, c’est le nom qu’il utilisait d’ordinaire. Mais la légitime défense, ma chère, peut parfois revêtir la forme du : Fais à autrui ce qu’il te ferait, mais fais-le avant lui. C’est de de Camp, je crois[2]. Ou d’un de ces philosophes pessimistes de l’école du XXe siècle. Je vais vous faire envoyer le dossier de Beaumont et vous verrez par vous-même qu’il se trouve dans la liste des « prioritaires ».

— Ne vous donnez pas cette peine. Quand j’ai examiné le contenu de sa bourse, j’ai tout de suite compris qu’il ne me suivait pas pour me donner un petit baiser. Mais, voyez-vous, c’était après !

Le Patron prit plusieurs secondes avant de me répondre, ce qui n’était pas dans ses habitudes.

— Vendredi, est-ce que vous voulez changer d’emploi et devenir une tueuse ?

Je l’ai regardé avec de grands yeux, bouche bée. Ç’a été ma seule réponse.

— Je n’avais pas l’intention de vous faire peur, dit le Patron d’un ton sec. Vous aurez certainement compris que cette organisation emploie des tueurs. Je ne veux pas perdre mon meilleur courrier. Mais nous avons toujours besoin de tueurs car leur taux d’élimination est assez élevé. Néanmoins, il existe une différence majeure entre un courrier et un tueur : un courrier ne tue qu’en état de légitime défense et souvent par réflexe… et aussi, je le reconnais, avec une certaine marge d’erreur… car tous les courriers n’ont pas votre talent remarquable pour intégrer tous les facteurs afin de parvenir à la conclusion nécessaire.

— Hein ?

— Vous m’avez très bien entendu. Vendredi, l’une de vos principales faiblesses, c’est que vous n’avez pas assez de vanité. Un honorable tueur ne tue pas par réflexe mais selon un plan préétabli. Si ce plan échoue à tel point qu’il doive recourir à la légitime défense, une chose est certaine : il sera très vite sur la liste des pertes. Pour chacune de ses missions, il connaît toujours les raisons et il est d’accord sur la nécessité de son acte. Autrement, je ne l’enverrais pas.

(Une exécution planifiée ? C’est le meurtre par définition. On se lève tôt le matin, on prend un solide petit déjeuner, puis on a rendez-vous avec sa victime et on l’abat de sang-froid. Et après, on va dîner et on dort bien ?)

— Patron, je ne crois pas que ce genre de travail soit pour moi.

— Je ne pense pas que ce soit dans votre tempérament, Vendredi. Mais, dans cette circonstance, je voudrais que vous me compreniez bien. Je ne crois guère qu’il soit possible d’abaisser votre niveau de réflexe défensif. Et je peux même vous assurer que si nous essayons de le refréner comme vous le demandez, je ne vous utiliserai plus comme courrier. Non. Risquer votre vie, ça vous regarde… quand vous ne travaillez pas pour moi. Mais vos missions sont toujours dangereuses : je n’utiliserai plus les services d’un courrier qui aura délibérément choisi de perdre son mordant.

Ça ne m’a pas convaincue mais, en tout cas, je n’étais plus aussi sûre de moi. Quand j’ai répété que je n’étais pas certaine de pouvoir devenir une tueuse, le Patron n’a pas semblé m’écouter. Il m’a juste dit quelques mots à propos de quelque chose qu’il voulait que je lise.

J’ai guetté ça sur le terminal de ma chambre. Mais, vingt minutes après son départ, un gamin est arrivé – plus jeune que moi, en tout cas – et il m’a tendu un livre, un vrai livre relié avec des pages en papier. Il portait un numéro de série et plusieurs étiquettes :Top secret AUTORISATION BLEUE, CONFIDENTIEL, à lire et à rendre, justification requise :…

Je l’ai regardé un moment, comme si le gamin me tendait un serpent.

— C’est pour moi ? Je crois qu’il y a une erreur.

— Le vieux ne fait jamais d’erreur. Signez le récépissé.

Il a attendu pendant que je lisais les plus petites inscriptions.

— Ça dit : A conserver en permanence à portée de vue. Mais je dors de temps en temps.

— Vous appelez les Archives et vous demandez le responsable des documents classés – c’est moi. J’arriverai dans la seconde. Mais essayez de ne pas vous endormir avant que je sois là. Faites tout votre possible.

— D’accord. (J’ai signé son papier et, en relevant les yeux, j’ai rencontré son regard brillant.) Qu’y a-t-il ?

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2

Il s’agit de Lyon Sprague de Camp, écrivain de S.-F. (N.d.T.)