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J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de quelque idole, un Moloch, un Baal, et j’eus, l’espace d’un instant, la vision du peuple de Beth Israël s’enduisant le corps de graisse de porc avant de se livrer, nu, à des danses rythmées au son des percussions. Mais c’était une bêtise de ma part.

« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Une sculpture ? »

Moshé prit un air de dégoût. « Vous êtes sérieux ? C’est un vaisseau, une arche divine. »

Je le fixai d’un air ébahi.

« Il s’agit du prototype de notre vaisseau spatial, dit Moshé, avec une intensité saisissante. « Les cieux seront notre destination, grâce à des vaisseaux comme celui-ci – près de Dieu, de Sa lumière – c’est là que nous nous établirons, dans le nouvel Éden qui nous attend sur une autre planète, jusqu’au jour de notre retour sur Terre.

— Le nouvel Éden… une autre planète… » Ma voix se fit de plus en plus faible sous l’effet de l’incrédulité. Un vaisseau pour naviguer entre les étoiles, comme les vaisseaux aériens romains le faisaient pour se rendre d’un continent à un autre ? Une telle chose était-elle possible ? Les Romains eux-mêmes, ces admirable ingénieurs, n’avaient-ils pas envisagé le voyage stellaire des années plus tôt pour arriver à la conclusion qu’il n’y avait aucun moyen pratique d’y parvenir et rien à y gagner si la chose était possible ? L’espace était un endroit hostile et inatteignable : tout le monde le savait. Je secouai la tête. « Quelle autre planète ? Où ? »

Il ignora royalement ma question. « Nos meilleurs cerveaux travaillent depuis cinq ans sur le projet que vous avez devant les yeux. Nous en sommes aujourd’hui à la période des essais. D’abord de courts voyages – un aller-retour sur la Lune –, ensuite nous irons plus loin, dans les étoiles, vers le nouveau monde que le Seigneur a promis de me révéler, afin que les pionniers puissent y établir les premières colonies. Après… ce sera un vaisseau après l’autre, de magnifiques arches étincelantes, jusqu’à ce que chaque Israélite d’Égypte ait fait la traversée jusqu’à la Terre promise… » Ses yeux pétillaient. « Notre exode, enfin ! Qu’en pensez-vous, docteur Ben Siméon ? Qu’en pensez-vous ? »

Je pensais qu’il s’agissait là d’une folie des plus dangereuses, et que Moshé était un désaxé qui allait mener son peuple – et le mien finalement – vers une catastrophe sans précédent. C’était un rêve, un fantasme enfiévré. J’aurais préféré l’entendre dire qu’ils avaient l’intention de vénérer cette chose à grands renforts d’encens et de cymbales plutôt que de la faire voler à travers le vide galactique. Mais Moshé s’enflammait avec une telle ferveur que le lui dire était impensable. Il me prit par le bras et me dirigea, ou plutôt me tira avec lui, au bas de la colline où les travaux avaient lieu. De près, le vaisseau paraissait énorme et si fragile à la fois. Moshé frappa la paroi des réservoirs, produisant un son creux. D’épais câbles gris traînaient un peu partout ainsi que d’autres machines dont l’utilité m’échappait. Des jeunes gens aux regards enfiévrés couraient dans toutes les directions en transportant des pièces d’équipement et en hurlant des instructions comme pour rivaliser à qui serait le plus zélé. Moshé monta sur une échelle en me faisant signe de le suivre. Il nous fit entrer dans une sorte de cabine située à la pointe du vaisseau ; dans cet espace restreint mais néanmoins suffisamment aéré se trouvaient des écrans, des panneaux de contrôle, des câbles et d’autres appareils auxquels je ne comprenais rien. Sous la cabine, un escalier en spirale menait à une cabine où pourrait dormir l’équipage, au-dessous se trouvaient les fusées qui devaient propulser l’arche de l’exode vers les étoiles.

« Et ça fonctionnera ? arrivai-je à dire.

— Il n’y a aucun doute là-dessus, dit Moshé. Nos meilleurs cerveaux ont conçu ce que vous voyez là. »

Il me présenta à certains d’entre eux. Le plus vieux devait avoir dans les vingt-cinq ans. Curieusement, aucun ne possédait le regard fanatique de Moshé ; ils paraissaient tous très posés, calmes, affichant un détachement tout professionnel et une confiance sereine. Deux ou trois d’entre eux expliquèrent tout à tour le fonctionnement du vaisseau, son mode de propulsion, son système de guidage et la méthode employée pour échapper à l’attraction terrestre. Ma tête commençait à bourdonner. Mais j’étais tout de même convaincu par leur force de persuasion. Ils parlaient de « combustion », « d’accélération », de « neutralisation », « d’attraction terrestre ». Puis de « masse », de « poussée » et de « vitesse de pointe ». Je comprenais à peine un dixième de ce qu’ils me racontaient, pas même un centième ; mais j’arrivais à m’imaginer un géant se libérant de ses attaches avant de quitter fièrement la Terre pour se lancer vers des mondes inconnus. Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Selon eux, il ne fallait après tout qu’une quantité adéquate de carburant et une explosion savamment calculée. En exerçant une poussée suffisamment forte sur la Terre, il était possible de subir une poussée proportionnelle dans la direction opposée. Oui. Pourquoi pas ? En quelques minutes, je finis par être convaincu que ce vaisseau insensé était capable de quitter le sol dans une magnifique explosion et de se propulser vers les ténèbres de l’espace infini. Lorsque Moshé me fit sortir du vaisseau, une heure plus tard, je n’avais plus le moindre doute là-dessus.

Joseph me ramena seul à la colonie. La dernière fois que je vis Moshé, il était devant la porte d’entrée de son vaisseau, observant d’un œil impatient le ciel brûlant de midi.

Ma tâche, que j’avais déjà cernée, mais Eléazar me la précisa au cours de cette folle journée, consistait à faire la chronique de tout ce qui avait été accompli jusqu’à présent dans cet avant-poste d’Israël et de tout ce qui allait l’être au cours des journées apocalyptiques qui devaient suivre. Je protestai en arguant qu’ils auraient mieux fait de prendre un journaliste possédant si possible quelques solides connaissances scientifiques ; mais ils ne voulaient pas de journaliste, dit Eléazar. Ils cherchaient quelqu’un qui soit familier avec les grands courants historiques. J’ai fini par comprendre que ce qu’ils attendaient de moi n’était pas tant un travail de journaliste ni même d’historien, mais une œuvre possédant la profondeur et la puissance des Écritures. Ils attendaient de moi que j’écrive le Livre de l’exode, en d’autres termes, le Livre du Second Moshé.

Ils mirent à ma disposition un petit bureau dans la bibliothèque et me donnèrent libre accès à leurs archives. On me montra les premiers traités visionnaires de Moshé, ses lettres à des amis proches, ses croquis et manifestes où il insistait sur la nécessité d’un nouvel exode, beaucoup plus ambitieux que le premier. Je pus constater la manière dont il avait rassemblé autour de lui son petit cortège de chercheurs révolutionnaires – dans le plus grand secret et avec une certaine anxiété, car il était tout à fait conscient de l’aspect profondément subversif de son projet qui risquait d’attirer sur lui les foudres de la République. J’ai lu des correspondances enflammées d’Eléazar dans lesquelles il contestait les projets fantastiques de son frère aîné, avant de le voir progressivement, lettre après lettre, se convertir à la cause, jusqu’à devenir plus zélé encore que Moshé lui-même. J’ai étudié des documents scientifiques jusqu’à en avoir mal aux yeux, non seulement ceux de Moshé et de ses associés, mais aussi certains documents romains qui remontaient à plus d’un siècle, et même celui d’un Teuton qui mettait en avant l’intérêt historique d’une conquête de l’espace et de sa faisabilité. J’en appris un peu plus sur la théorie appliquée pour la construction du vaisseau et sur son fonctionnement.