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C’est ainsi que je passe mon temps, semaine après semaine, durant l’automne à Rome, la saison des plaisirs. Lucilla m’emmène partout : au théâtre, à l’Opéra, aux combats de gladiateurs. Nous sommes accueillis en grande pompe dans les restaurant où l’on nous réserve toujours les meilleures tables. Elle m’emmène aussi visiter les monuments de la ville – le sénat, les temples célèbres, les tombes impériales antiques. C’est pour moi une période vertigineuse, une expérience au-delà de mes rêves les plus fous.

J’arrive à croiser à l’occasion Severina Floriana, dans un restaurant ou au cours d’une fête quelconque. Lucilla sait alors s’éclipser pour nous laisser discuter et, à une ou deux reprises, nos conversations semblent s’orienter vers quelque chose : elle s’intéresse à ma vie en Britannie, elle veut savoir ce que je pense de Rome, partage avec moi les derniers racontars sur certaines personnes présentes dans la pièce.

Sa beauté sombre me laisse rêveur. Nous autres Britanniques à peau claire n’avons pas l’occasion de rencontrer des femmes comme elles. C’est une créature d’un autre monde, des reflets bleutés passent dans sa crinière noire, ses yeux sont comme de mystérieuses mares d’encre, sa peau d’un teint brun est si différente de celle des gens de mon peuple ; il ne s’agit pas du teint bronzé que l’on trouve chez bon nombre de citoyens de la Rome orientale, mais de quelque chose de plus sombre, de plus opulent, avec des reflets satinés et une certaine texture. Sa voix aussi est enchanteresse, forte sans être rauque, produisant un son doux, paisible, apaisant, possédant une certaine harmonie parfaitement contrôlée.

Elle sait à quel point je la désire. Mais elle se débrouille pour que nos conversations restent dans un registre où le sujet ne risque pas d’être abordé, à moins de le balbutier maladroitement. Je finis néanmoins par avoir l’impression que nous finirons par être amants un jour ou l’autre. Ce qui aurait été le cas, si seulement nous en avions eu le temps.

Je rencontre aussi son frère, l’empereur, à deux occasions.

Une fois à l’Opéra, dans sa loge, où il porte le costume impérial traditionnel, la toge pourpre, et accueille le salut du public d’un geste désinvolte de la main en souriant. Puis une ou deux semaines plus tard, lorsqu’il fait une apparition dans une des fêtes du mont Palatin, cette fois-ci habillé en tenue moderne décontractée, une simple bande pourpre en travers de sa veste indiquant son haut rang.

En le voyant, je comprends pourquoi les gens parlent de lui avec autant de mépris. Bien qu’il ait le port impérial et les caractéristiques physiques de sa famille, le regard, le nez, le menton volontaire, il y a quelque chose dans le sourire mal assuré de César Maxentius qui remet en cause ses prétentions impériales. Il a beau se faire appeler César, Augustus, Pater Matrias ou Pontifex Maximus et bien d’autres titres, il lui est impossible de soutenir le regard des autres de manière affirmée. Il n’aurait jamais dû monter sur le trône. Son frère Flavius Ruius aurait eu davantage de prestige royal.

Quoi qu’il en soit, j’ai tout de même rencontré l’empereur, tel qu’il est. Et ce n’est pas le premier Britannique venu qui peut en dire autant ; et ceux qui peuvent s’en vanter se feront désormais de plus en plus rares.

J’envoie un télégramme chez moi de temps en temps. Je passe des moments extraordinaires, je pourrais rester ici indéfiniment mais je ne le ferai sans doute pas. Sans donner plus de détails. On peut difficilement dire dans un télégramme que l’on vit dans un petit palais à deux pas de la résidence officielle de l’empereur, que l’on couche avec la nièce de Gaius Junius Scaevola, que l’on est invité à des fêtes où les noms des invités sont connus dans tout le royaume, et que l’on fréquente à l’occasion Sa Majesté Impériale, par-dessus le marché.

L’année touche à sa fin. Le temps commence à changer, comme l’avait prédit Lucilla : les journées sont plus sombres et, bien sûr, plus courtes, l’air est plus frais, les pluies fréquentes. Comme je n’ai pas apporté beaucoup de vêtements d’hiver, le frère cadet de Lucilla, un beau jeune homme du nom d’Aquila, m’emmène chez son tailleur pour m’équiper. La dernière mode romaine me paraît un peu curieuse, voire grossière ; mais après tout, je ne connais pas grand-chose à la mode romaine, n’est-ce pas ? Je me fie aux jugements positifs d’Aquila pour faire mon choix, ainsi qu’à ceux du tailleur et de Lucilla, en espérant qu’ils ne se payent pas ma tête.

L’invitation que nous avait faite Flavius Rufus César, à Lucilla et à moi, le premier soir – à savoir de venir fêter les Saturnales à la villa impériale de Tibur – était sincère, comme j’ai l’occasion de m’en rendre compte. Nous sommes en décembre et la chose m’est complètement sortie de la tête ; mais pas de celle de Lucilla, et elle m’annonce un beau soir que nous devons partir dès le lendemain pour Praeneste. C’est un endroit près de Rome où, dans l’Antiquité et à l’époque médiévale, un oracle faisait ses prédictions dans la Caverne de la Destinée, jusqu’à ce que Trajan VII décide de mettre un terme à ses privilèges. Nous séjournons là une bonne semaine, chez un richissime marchand hispanique du nom de Scipio Lucullo, puis nous reprenons la route vers Tibur pour y passer la semaine des Saturnales.

La résidence de campagne de Scipio Lucullo, même en cette période grise du début de l’hiver, dépasse mon entendement. Les halls en marbre, les bassins et les fontaines, les délicat pavillons extérieurs, les salles des animaux où l’on garde les lions, les zèbres et les girafes, les collections de statues, de peintures et autres objets d’art, les bains, tout possède une dimension impériale. Mais il n’y a pas d’héritage impérial ici. La demeure de Lucullo, ainsi qu’on me l’apprend, n’a été construite que six ans plus tôt, grâce aux profits de ses mines d’or en Nova Roma, dont il a acquis les droits d’exploitation par de scandaleux pots-de-vin aux officiels de la Cour pendant les dernières années désastreuses du règne du vieux César Laureolus. Je constate que ses propres invités, bien que ne dédaignant pas son hospitalité généreuse, considèrent cette propriété comme un monument de vulgarité et de mauvais goût.

« Je m’accommoderais facilement de ce genre de mauvais goût, dis-je à Lucilla. Ou est-ce là une réaction provinciale de ma part ? »

Elle se contente de rire. « Attends d’être à Tibur », dit-elle.

Et, en effet, lorsque nous arrivons à la fameuse villa impériale alors que la semaine des Saturnales est sur le point de commencer, je me rends compte de la différence qu’il y a entre le tape-à-l’œil et la véritable splendeur.

Il s’agit, bien entendu, du palais que le grand Hadrianus s’était fait construire pour ses plaisirs champêtres dix-sept siècles plus tôt. Ce devait être sans aucun doute en son temps une des merveilles du monde, avec ses portiques, ses fontaines, ses bassins miroitants, ses bains de toutes tailles, ses bibliothèques grecques et romaines, son nympheum et son triclinium, ses temples à la gloire de tous les dieux dont Hadrianus était tombé sous le charme au cours des voyages qui l’avaient porté d’un bout à l’autre du monde romain.

Mais c’était il y a dix-sept siècles ; et au cours de ces dix-sept siècles, les différents empereurs avaient apporté leur contribution à cet endroit, tant et si bien que la villa d’Hadrianus, malgré toute sa splendeur, ne représente qu’une partie du tout, l’ensemble doit certainement être le plus fabuleux palais du monde, une demeure digne de Jupiter ou d’Apollon. « Tu pourrais parcourir la propriété à cheval toute une journée que tu n’en ferais pas le tour, me dit Lucilla. Il n’ouvre pas tout en même temps, bien sûr. Nous resterons dans l’aile la plus ancienne, celle que l’on appelle encore la villa d’Hadrianus. Tu verras dans les alentours les parties ajoutées par Trajan VII et Flavius Romulus ainsi que le pavillon de Khitai que Lucius Agrippa avait fait construire pour sa petite concubine à peau jaune ramenée d’Asia Ultima. Et si nous avions le temps… ah, mais nous ne l’aurons pas, bien sûr…