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— Tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas, Lucilla ?

— Ce n’est rien. Rien. Je me sens simplement… je ne sais pas, un peu fatiguée. Le moral n’y est pas, peut-être. S’il te plaît. Je veux retourner à notre chambre. »

Elle se déshabille et se met au lit. Trop intimidé pour affronter cette fête et tous ces inconnus, je m’allonge dans le lit à ses côtés. Je réalise un instant plus tard qu’elle sanglote.

« Serre-moi dans tes bras, Cymbelin », murmure-t-elle.

Je l’enlace. Son contact, sa peau nue, me troublent comme à chaque fois, je me penche vers elle pour lui faire l’amour, mais elle me demande d’arrêter. Nous restons donc là, allongés, essayant de trouver le sommeil à une heure si prématurée, des échos de rires et de musique nous parviennent à travers la nuit fraîche.

Le lendemain, la situation empire. Elle refuse de quitter notre suite. Mais elle me demande de sortir sans elle, en me faisant clairement comprendre qu’elle souhaite rester seule.

De bien étranges Saturnales en vérité ! Il y a si peu de joie et une telle tension inexplicable !

Mais les explications viendront plus tard, bien assez tôt.

Vers midi, après une promenade sans charme dans la propriété, je retourne à la chambre pour voir si Lucilla a quelque peu retrouvé le moral.

Elle ne s’y trouve plus.

Il n’y a aucune trace d’elle. Son placard est vide. Elle a fait ses valises sans rien dire, sans le moindre signe avant-coureur, sans même me laisser un mot, pas le plus petit indice. Je me retrouve seul à la villa impériale, au milieu d’inconnus.

Il se passe des choses dans la capitale aujourd’hui, des événements majeurs, un bouleversement colossal. Dont personne ici à la villa n’est au courant pendant toute la journée, alors que le monde vient d’assister à un changement radical pendant que nous nous baignons, que nous jouons, que nous nous promenons dans la plus luxueuse des résidences impériales en toute innocence.

En fait, cela avait déjà commencé quelques jours plus tôt, lorsque certains invités de la villa avaient quitté Tibur, en groupe ou individuellement, pour rentrer à Rome alors que les Saturnales devaient avoir lieu et que les fêtes débridées n’avaient pas encore commencé. Ils étaient rentrés à Rome les uns après les autres, non seulement Severina Floriana, mais tous ceux dont je n’avais pas remarqué l’absence.

Nous ne saurons sans doute jamais quels prétextes ont été avancés pour leurrer le prince Flavius Rufus, le prince Camillus et leur sœur, la princesse Severina, et leur faire quitter la villa. Les deux nouveaux consuls avaient reçu un message de la main de l’empereur leur demandant d’assister à une réunion où l’on devait leur faire part de certains privilèges et bénéfices importants accompagnant leur nouvelle fonction. Le consul sortant, Bassanius, portait encore sur lui un message provenant de toute évidence du préfet prétorien, Actinius Varro, lorsque son corps fut découvert, il disait qu’un complot d’assassinat sur la personne de l’empereur venait d’être mis au jour et que sa présence à Rome était requise de toute urgence. Le message était un faux. La machine était en route, un mensonge quelconque destiné à éloigner les aristocrates et autres petits princes de l’Empire des plaisirs des Saturnales de Tibur, rien que pour une journée.

D’autres invités rentrés à Rome ce jour-là n’avaient pas besoin d’être piégés. Ils savaient parfaitement ce qui allait se passer et avaient bien l’intention d’assister aux événements de près. Parmi eux, le comte Néron Romulus ; Atticus, l’armateur ; le banquier Garofalo ; le marchand d’Hispanie, Scipio Lucullo ; Diodorus le gladiateur ; ainsi qu’une demi-douzaine de patriciens et d’hommes influents ayant participé au complot. Pour eux la petite excursion à Tibur était un moyen d’instaurer un climat de sécurité dans la capitale, car que pouvait-on craindre quand tous les représentants importants du royaume étaient réunis dans ce grand centre ludique pour une semaine de festivités ? Mais ces personnages clés prirent la peine de rentrer à Rome rapidement et discrètement lorsque le moment de frapper fut enfin venu.

Voici ce qu’il advint en cette matinée fatale, comme le monde allait rapidement l’apprendre :

Un escadron de gladiateurs de Marcus Sempronius Diodorus fit irruption au domicile du préfet prétorien Varro et l’assassinèrent avant l’aube. La garde prétorienne fut ensuite informée que l’empereur avait découvert que Varro complotait contre lui et qu’il devait donc être remplacé par Diodorus. Cette fable fut acceptée sans discussion : Varro n’avait jamais été très populaire parmi ses propres troupes et les prétoriens étaient toujours prompts à changer de chef, puisque cela signifiait en général une prime conséquente destinée à s’assurer leur fidélité envers le nouveau commandant.

La garde prétorienne neutralisée, ce fut un jeu d’enfant pour un escadron d’hommes armés de pénétrer dans le palais où séjournait l’empereur ce soir-là – en l’occurrence le Vatican, un palais situé de l’autre côté du fleuve près du mausolée d’Hadrianus – et de prendre d’assaut les appartements impériaux. Dans la panique, l’empereur, sa femme et leurs enfants prirent la fuite à travers les dédales de couloirs mais furent rattrapés et abattus devant les bains impériaux.

Le prince Camillus, arrivé à la capitale tard dans la nuit, était sur le point de se mettre au lit lorsque les conspirateurs débarquèrent dans son palais du mont Palatin côté Forum. En les entendant massacrer ses gardes, le pauvre imbécile s’échappa par une trappe dans le sol et s’enfuit vers le temple de Castor et Pollux où il espérait trouver refuge ; mais ses poursuivants finirent par le rattraper et lui réglèrent son compte sur les marches du temple.

Quant au prince Flavius Rufus, il fut réveillé par le bruit des armes à feu et réagit aussitôt en se réfugiant dans un vignoble situé derrière son palais. Ses ouvriers n’avaient pas encore fini de presser le raisin de la dernière récolte. Il sauta dans une charrette et leur demanda de le recouvrir de grappes de raisin et de lui faire quitter la ville par ce moyen. Il réussit même à atteindre Neapolis quelques jours plus tard, où il s’autoproclama empereur, mais il fut rattrapé et tué peu de temps après, avec l’aide – d’après ce que l’on m’a dit – de Marcellus Domitianus Frontinus.

Les deux plus jeunes princes de la famille impériale réussirent à survivre : le prince Augustus César, âgé de seize ans à l’époque et qui faisait ses études à Parisi, et le prince Quintus Fabius, âgé de dix ans, me semble-t-il, qui habitait une des résidences impériales à Rome. Bien que le prince Augustus eût vécu assez longtemps pour s’autoproclamer empereur et traverser la Gaule avec la ferme intention de marcher sur Rome, il fut capturé et fusillé au troisième jour de son règne. Ces trois jours, j’imagine, ont dû l’inscrire dans l’histoire comme le dernier des empereurs romains.

Ce qu’il advint du jeune Quintus Fabius, nul ne le sait. Il est le seul membre de la famille impériale dont on n’ait jamais retrouvé le corps. Certains disent qu’il a réussi à quitter Rome le jour des assassinats déguisé en paysan et qu’il vit aujourd’hui dans quelque province reculée. Mais il ne s’est jamais présenté pour réclamer son titre, donc, s’il est effectivement vivant aujourd’hui, où qu’il soit, il doit mener une vie paisible et discrète.

Les assassinats se poursuivirent toute la journée. Ce n’était pas chose nouvelle pour Rome, mais cette fois-ci le travail fut effectué avec plus de zèle qu’auparavant, on avait décidé de couper le mal par la racine. Le sang impérial coula dans les ruisseaux ce jour-là. Non seulement la famille immédiate des Césars fut littéralement éradiquée, mais celles des descendants des autres familles impériales furent elles aussi exécutées, pour éviter, je suppose, que l’un de ses membres revînt revendiquer le titre d’empereur maintenant qu’il ne restait plus un seul représentant de la lignée des Laureolus. Bon nombre d’anciens consuls, certains membres des représentants religieux, ainsi que tous ceux soupçonnés de loyauté excessive envers l’ancien régime, dont deux ou trois douzaines de sénateurs triés sur le volet, connurent aussi un sort funeste ce jour-là.