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De tous les côtés, la France était donc sur le point de disparaître dans les abîmes sans fonds où, de nos jours, nous avons vu la Pologne engloutie.

Si jamais des circonstances quelconques pouvaient prescrire les droits éternels qu’a tout homme à la liberté la plus illimitée, le général Bonaparte pouvait dire à chaque Français: «Par moi, tu es encore Français; par moi, tu n’es pas soumis à un juge prussien, ou à un gouverneur piémontais; par moi, tu n’es pas esclave de quelque maître irrité et qui a sa peur à venger. Souffre donc que je sois ton empereur.»

Telles étaient les principales pensées qui agitaient le général Bonaparte et son frère la veille du 18 brumaire (9 novembre 1799); le reste était relatif aux moyens d’exécution.

Chapitre XVII

Sieyès

Pendant que Napoléon prenait son parti et ses mesures, il était courtisé par les différentes factions qui déchiraient une république expirante. Ce gouvernement tombait, parce qu’il n’y avait pas un Sénat conservateur pour tenir l’équilibre entre la Chambre des Communes et le Directoire et nommer les membres de celui-ci, et nullement parce que la République est impossible en France. Dans le cas actuel, il fallait un dictateur, mais jamais le gouvernement légitimement établi ne se serait résolu à le nommer. Les âmes de boue qui se trouvaient au Directoire, formées sous une vieille monarchie, ne voyaient, au milieu des malheurs de la patrie, que leur petit égoïsme et ses intérêts. Tout ce qui était un peu généreux leur semblait duperie.

Le profond et vertueux Sieyès avait toujours tenu au grand principe que, pour assurer les institutions conquises par la Révolution, il fallait une dynastie appelée par la Révolution. Il aida Bonaparte à faire le 18 brumaire. Sans lui, il l’aurait fait avec un autre général. Depuis, Sieyès a dit: «J’ai fait le 18 brumaire, mais non pas le 19.» On dit que le général Moreau avait refusé de seconder Sieyès, et le général Joubert, qui aspirait à ce rôle, fut tué au commencement de sa première bataille, à Novi.

Sieyès et Barras étaient les deux premiers hommes du gouvernement. Barras vendait la République à un Bourbon, sans s’inquiéter des suites, et demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. Sieyès voulait faire une monarchie constitutionnelle; le premier article de sa constitution eût nommé roi un duc d’Orléans, et il demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. Le général nécessaire aux deux partis se rapprocha de Lefèvre, général plus connu par sa bravoure que par ses lumières et qui commandait alors Paris et la 17e division. Il agissait de concert avec Barras et Sieyès, mais il eut bientôt gagné Lefèvre pour lui-même. De ce moment, Bonaparte eut les troupes qui occupaient Paris et les environs, et il ne fut plus question que de la forme à donner à la révolution.

Chapitre XVIII

Le 18 brumaire

Le 18 brumaire (9 novembre 1799) dans la nuit, Bonaparte fit convoquer subitement, et par des lettres particulières, ceux des membres du Conseil des Anciens sur lesquels il pouvait compter. On profita d’un article de la Constitution qui permettait à ce conseil de transférer le Corps Législatif hors de Paris, et il rendit un décret qui, le lendemain 19, indiquait la séance du Corps Législatif à Saint-Cloud, chargeait le général Bonaparte de prendre toutes les mesures nécessaires à la sûreté de la représentation nationale, et mettait sous ses ordres les troupes de ligne et les gardes nationales. Bonaparte, appelé à la barre pour entendre ce décret, prononça un discours. Comme il ne pouvait parler des deux conspirations qu’il déjouait, ce discours n’a que des phrases. Le 19, le Directoire, les généraux et une foule de curieux se rendirent à Saint-Cloud. Des soldats occupaient toutes les avenues. Le Conseil des Anciens s’assembla dans la galerie. Le Conseil des Cinq-Cents, dont Lucien venait d’être nommé président, se réunit dans l’Orangerie.

Bonaparte entra dans la salle des Anciens et parla au milieu des interruptions et des cris des députés attachés à la Constitution, ou, pour mieux dire, qui ne voulaient pas laisser réussir un mouvement dont ils n’étaient pas. Pendant ces moments décisifs, une scène plus orageuse encore se passait au Conseil des Cinq-Cents. Plusieurs membres demandèrent qu’on s’occupât de l’examen des motifs qui avaient déterminé la translation des Conseils à Saint-Cloud. Lucien fit de vains efforts pour calmer les esprits que cette proposition avait enflammés, et, lorsque les Français en sont à ce point, l’intérêt se tait, ou plutôt il n’en est plus d’autre que d’être héros par vanité. Le cri général était: «Point de dictateur! à bas le dictateur!»

À ce moment, le général Bonaparte entre dans la salle, escorté par quatre grenadiers. Une foule de députés s’écrie: «Qu’est-ce que cela signifie? Point de sabre ici! Point d’hommes armés!» D’autres, jugeant mieux la circonstance, se précipitent au milieu de la salle, entourent le général, le prennent au collet, et le secouent vivement en criant: «Hors la loi! à bas le dictateur!» Comme le courage, dans les salles législatives, est fort rare en France, l’histoire doit conserver le nom du député Bigonnet de Mâcon. Ce brave député eût dû tuer Bonaparte.

Le reste du récit est moins sûr. On prétend que Bonaparte, entendant le cri terrible de Hors la loi, pâlit et ne trouva pas un seul mot à dire pour sa défense[39]. Le général Lefèvre vint à son secours, et l’aida à sortir. On ajoute que Bonaparte monta à cheval, et, croyant le coup manqué à Saint-Cloud, galopa vers Paris. Il était encore sur le pont, lorsque Murat parvient à le joindre et lui dit: «Qui quitte la place, la perd». Napoléon, rendu à lui-même par ce mot, revient dans la rue de Saint-Cloud, appelle les soldats aux armes et envoie un piquet de grenadiers dans la salle de l’Orangerie. Ces grenadiers, conduits par Murat, entrent dans la salle. Lucien, qui avait tenu bon à la tribune, reprend le fauteuil et déclare que les représentants qui ont voulu assassiner son frère sont d’audacieux brigands, soldés par l’Angleterre. Il fait décréter que le Directoire est supprimé, que le pouvoir exécutif sera remis entre les mains de trois consuls provisoires: Bonaparte, Sieyès, et Roger-Ducos. Une commission législative, choisie dans les deux conseils, se réunira aux consuls pour rédiger une constitution.

Jusqu’à la publication des Mémoires de Lucien[40], les détails du 18 brumaire ne seront pas bien éclaircis. En attendant, la gloire de cette grande révolution est restée au président du Conseil des Cinq-Cents qui montra à la tribune un ferme courage au moment où son frère faiblissait. Il eut la plus grande influence dans la constitution que l’on bâtit à la hâte. Cette constitution, qui n’était point mauvaise, nommait trois consuls: Bonaparte, Cambacérès et Lebrun.

On créa un Sénat composé de gens qui ne pouvaient prétendre à aucune place. Il nommait le Corps Législatif. Le Corps Législatif ne faisait que voter la loi et ne pouvait la discuter. Ce soin était réservé à un corps, nommé Tribunal, qui discutait la loi mais ne la votait point.

Le Tribunat et le pouvoir exécutif envoyaient défendre leurs projets de loi devant ce Corps Législatif muet.

Cette constitution pouvait fort bien aller, si le bonheur de la France eût voulu que le premier Consul fût enlevé par un boulet, après deux ans de règne. Ce qu’on aurait vu de la monarchie eût achevé d’en dégoûter. On voit facilement que le défaut de cette constitution de l’an VIII, c’est que le Sénat nomme le Corps Législatif. Celui-ci aurait dû être élu directement par le peuple, et le Sénat chargé de nommer chaque année un nouveau consul.

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[39]

Je crois [du] devoir de l’historien de son temps d’écrire les faits sûrs et non les doutes on les ouï-dire. Il faut éclaircir ce fait ou le retrancher. (Note de Vismara.) — Non. (Note de Stendhal.)

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[40]

Ces mémoires existent chez Colburn à Londres. Ils peuvent voir le jour d’un moment à l’autre ainsi que ceux de Carnot et de Tallien.